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— Quel Würtz? m’écriai-je, très surpris. Ce n’est toujours pas le professeur d’idéologie.

— Lui-même, me répondit Mme Beckhaus. Il n’y a pas d’autre Würtz à l’université, ni même, ce me semble, à Munchausen.

Mme Beckhaus était certainement une femme bien élevée et discrète; je fus cependant surpris qu’elle ne me demandât pas la raison de l’étonnement que m’avait causé le nom du docteur. Je crus qu’il serait poli de le lui expliquer. Mon père m’avait fait du docteur, son ancien camarade, un portrait qui ne ressemblait en rien à l’original que je venais de voir. Il m’avait répété souvent que le docteur était si bizarre, si quinteux, surtout si malveillant, que cela était passé en proverbe parmi les étudians. De son temps, les étudians, quand la bière était bonne, ne manquaient jamais la plaisanterie de boire un grand nombre de chopes « à la confusion du docteur Würtz ! » Pour ces raisons, mon père avait jugé inutile de me recommander à son ancien camarade.

Mme Beckhaus me dit, sans insister d’ailleurs, que tout cela lui semblait fort extraordinaire, que, quant à elle, elle en était pour ce qu’elle avait dit, et tenait le docteur pour le plus savant et le meilleur des hommes. Je la priai, dans tous les cas, de me garder le secret et de ne point dire au docteur qui j’étais avant que je me fusse mieux renseigné. Elle me promit tout ce que je voulus.

J’étais dans une grande perplexité, car, d’une part, j’avais une foi absolue dans le jugement de mon père; de l’autre, je voyais très bien de mes propres yeux que M. le professeur Würtz était la bonté en personne, que les étudians l’adoraient, et que les bons bourgeois, à en juger par la famille Beckhaus, regardaient comme un honneur et un plaisir de cultiver sa connaissance. Mon rêve, comme celui de tous les jeunes Allemands de ma génération, était d’écrire des mémoires comme ceux de Goethe, qui ont tourné tant de jeunes têtes. En attendant, je tenais un journal très détaillé de mes faits, gestes et pensées. Je ne manquai pas d’y noter cette contradiction entre ce que je voyais et les renseignemens si exacts de mon père, confirmés d’ailleurs par les données les plus exactes de la physiognomonie.

En effet, chez le docteur, le front manquait d’élévation, et les cheveux étaient plantés trop bas, signe d’entêtement, disait mon père. Les yeux pétillaient parfois de malice; cependant je dois convenir que jusqu’ici je n’y avais pas surpris trace de méchanceté. Le nez était d’un gourmand, la bouche d’un railleur. Je suis bien forcé de constater que, sur tous les points, mon père avait raison; mais ce qu’il ne m’avait pas dit, c’est que, quand le docteur souriait (et il souriait souvent), sa figure tout entière était illuminée et transfigu-