Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/680

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pulation se mélange d’une notable quantité de sauvages de la race des Lissougn. Le costume des femmes de cette tribu se compose d’une jupe courte et plissée descendant jusqu’aux genoux, faite de toile de chanvre[1], et d’un corsage largement ouvert, orné comme la robe d’une bordure bleue. Leur coiffure est une sorte d’élégante mantille dont les pans multicolores retombent en arrière. Nous nous occupions d’apprivoiser, pour la mieux observer, cette intéressante fraction de la grande famille humaine, quand des coups de fusil, des cris et les éclats lugubres de la trompette chinoise nous annoncèrent l’arrivée du chef militaire de Ngadati. C’était le premier fonctionnaire musulman qui se rencontrât sur notre route. Il avait l’air dégagé, et de loin semblait vêtu comme un gentilhomme de la cour de Louis XV. Sous une espèce de chapeau à trois cornes, il portait une longue chevelure noire flottant des deux côtés sur ses épaules, et réunie seulement vers le milieu en une queue courte et mince. Le sultan, qui ne néglige pas les détails, s’est occupé déjà du costume de ses sujets. Il les a autorisés à porter la queue, à la double condition qu’ils ne se raseraient pas la partie antérieure de la tête, comme font les Chinois, et qu’ils n’ajouteraient pas à leur appendice naturel cette longue tresse de soie qui tombe jusqu’aux pieds des élégans dans le Céleste-Empire. Le chef militaire de Ngadati mit de l’empressement à venir nous visiter; il ne demanda pas à voir nos papiers et n’essaya nullement de nous inquiéter. On ne nous avait d’ailleurs annoncé, comme assez puissant pour nous créer des embarras sur cette route abandonnée, que le chef de Peyouti. Nous avons hâte de nous rendre à ce village et de nous voir aux prises enfin avec des difficultés sérieuses. On nous a prédit tant de périls que nous éprouvons une sorte de désappointement à ne pas rencontrer même d’obstacles. Il règne en effet dans tout ce pays un calme, une tranquillité que la pauvreté de la région explique, mais sur lesquels nous ne comptions pas. Quelques négocians nous précèdent ou nous suivent. Ils sont pour la plupart chargés de sel, denrée qui fait l’objet d’un commerce important, bien que local, car la loi chinoise, conservée par les musulmans, fixe à chaque saline des limites au-delà desquelles elle ne peut vendre ses produits. Le thé, l’opium, les métaux et les plantes médicinales fournissent seuls au commerce d’exportation du Yunan des élémens considérables. Le prestige qui s’attache à notre qualité d’Européens nous met à l’abri de toute tentative de la part des bandits, fort redoutés des voyageurs isolés dans ce pays façonné à souhait pour les embuscades. De rares indices nous révèlent seuls l’existence de ces invisibles ennemis. Des

  1. Le chanvre n’est d’un usage général que chez les sauvages. Les Chinois ne s’habillent guère que de soieries et de cotonnades.