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après la lecture du Cantique des cantiques! Le père Lu s’est déchinoisé au séminaire, et j’imagine, à voir sa douce figure, qu’une phthisie commençante n’y a pas à elle seule répandu tant de pâleur. Les êtres charmans qu’il n’a connus que par ses livres ne peuvent manquer parfois dans ses rêves de prendre un corps à ses yeux. Bien qu’habitué dès l’enfance à tout rapporter à Dieu, surtout l’amour, je le soupçonne de pleurer sur lui-même et d’honorer, avec une tendresse qui ne supporterait peut-être pas l’analyse d’une orthodoxie rigoureuse, ces saintes d’une autre race aux cheveux blonds et aux yeux d’azur qui lui semblent sans doute beaucoup plus près des anges que les tristes femmes de son pays. C’est en latin que nous causons avec le père Lu, et dans un latin à faire frémir, si loin qu’ils reposent, Virgile et Cicéron. Le matin de notre départ, cet excellent missionnaire, devenu bien vite notre ami, nous recommande de charger avec soin nos catapultas, et, convaincu que nous jouons notre existence, il nous quitte tout ému pour aller à l’autel attirer sur nous les bénédictions de Dieu.

Nous traversons le Kin-cha-kiang dans de petites barques que le poids de deux chevaux fait chanceler au moindre mouvement de ces animaux. Les eaux du fleuve sont toujours vertes, les rives toujours déboisées. Les grandes forêts ne se retrouvent qu’à la hauteur de Hokin et de Likiang. Elles appartiennent au gouvernement, mais suivant un procédé usité, je crois, en Norvège, la compagnie qui exploite ces forêts lance les arbres dans le fleuve après les avoir marqués au sceau impérial, et les fait arrêter à Souitcheou-fou. Nous débarquons sur le territoire du Yunan. La route que nous nous sommes déterminés à prendre a peut-être existé jadis, mais il n’en reste aucune trace, et chacun de nous se fraie comme il peut un passage à travers les broussailles, escaladant les roches, s’accrochant aux racines et aux branches. Nos porteurs de bagage, loués très cher à cause des risques auxquels ils s’exposent, nous font la loi et demandent à s’arrêter, après une marche de quelques heures, dans une case isolée dont tous les habitans ont fui à notre approche. Sur cette frontière si souvent franchie par les bandes musulmanes, les gens paisibles sont encore plus timides qu’ailleurs. Une vieille femme, qui s’est exposée à tous les dangers pour ne point abandonner son logis, sort enfin de derrière un bahut; rassurée par nos manières, elle se met à rappeler son monde. Après une heure de cris persuasifs, six robustes gaillards quittent les gîtes où ils s’étaient blottis comme des lièvres, et, chacun s’évertuant, nous avons bientôt une table, des bancs, des lits en planches. Les chevaux prennent place sous un hangar, et je fais ouvrir un cercueil, meuble qui m’a déjà rendu bien des services en pareille occasion, pour y placer le fourrage de mon cheval; mais il était occupé par le