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la Prusse a le bonheur de posséder l’un de ces hommes qui dominent les circonstances et qui remplacent pour un temps les institutions. Les partis prussiens offrent, dans leurs rapports avec M. de Bismarck, un spectacle qui touche par instant à la haute comédie : ce ne sont que chamailleries, reproches aigres, récriminations amères, puis des rapatriemens, des réconciliations, des baisers de paix bientôt suivis de nouvelles brouilleries. Tantôt les conservateurs rompent en visière au grand-chancelier, et les feuilles nationales chantent victoire et se pavoisent; le lendemain, elles murmurent, elles gémissent, elles ont essuyé quelque mécompte ou quelque avanie, et c’est au tour des conservateurs de triompher. Quant à lui, ce jeu le fatigue, mais ne laisse pas de lui plaire; il se tire de ces imbroglios en citant son Shakspeare, le poète de la passion fiévreuse et de l’ironique fantaisie. Parfois il se fâche, il menace; il dit à ses anciens amis : « Nous pourrions bien nous devenir si étrangers les uns aux autres que nous ne nous reverrions plus. « Avec les nationaux, il le prend sur un ton moins grave, il les traite en écoliers mutins : « qui d’entre vous, leur demande-t-il, se chargera d’être chancelier à ma place? » Et ce mot termine tout. Le secret de sa puissance, c’est qu’il est nécessaire à tous les partis, les conservateurs craignant que, s’il succombe, il ne les enveloppe dans sa ruine, les nationaux jugeant que lui seul est capable de parachever le grand œuvre, de guider à travers les récifs, les bas-fonds et les orages la barque qui porte le césar allemand et sa fortune.

Il n’en est pas moins vrai que le gouvernement prussien est comme suspendu dans le vide; il n’a pas réussi à former un parti ministériel. Vivant au jour le jour, il en est réduit à une politique, non de conciliation, mais de bascule. M. de Bismarck a son but et son outil; mais il est à lui-même son seul ouvrier, et son œuvre est de longue haleine. Il sait très bien que les agrandissemens qu’il a procurés à son pays et ceux qu’il lui promet encore lui imposent des conditions nouvelles d’existence. Peut-être, s’il s’écoutait, refondrait-il hardiment toutes les institutions civiles et religieuses, il les remettrait au creuset, il infuserait du sang américain dans les veines de la vieille Prusse étonnée; mais une volonté supérieure à la sienne le lui interdit. Aussi bien il faudrait s’appuyer sur la liberté, et il n’en veut pas; il ne peut non plus toucher à l’arche sainte de l’armée; il importe à ses desseins que la Prusse ait la libre disposition de son épée et un budget militaire qui ne dépende point des votations d’un parlement. Il se voit ainsi contraint à conserver beaucoup de choses qui désagréent à son libre génie; il ne fait pas assez de changemens pour satisfaire les uns, il en fait trop pour ne pas alarmer les autres. Cet homme qui dans sa politique étrangère procède par surprises, par grands coups, au dedans est condamné