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heureux. Le mariage ne constituait pas pour Marcus le centre de son existence. De plus le nôtre ne fut point béni par des enfans. Si ce bonheur m’avait été accordé, je sais que je serais devenue une bonne mère, comme j’ai été une bonne épouse, car je puis me donner ce témoignage que j’ai rendu mon mari aussi heureux qu’une femme pouvait le faire. »


Börne, alors âgé de dix-huit ans et qui se trouvait en pension chez Marcus Herz, son coreligionnaire, — les Israélites allemands formaient plus encore en ce temps qu’aujourd’hui une grande franc-maçonnerie, — Börne atteste dans ses lettres l’exactitude de ces mots d’Henriette. Ces lettres (1802 à 1807), pour le dire en passant, ne nous donnent guère une idée avantageuse de celui qui dut être un jour le porte-drapeau du radicalisme allemand. Déjà on y découvre l’amertume de cet esprit, aigri à dix-huit ans, et qui s’aigrit de plus en plus ; déjà on y entend le rire strident, le goût de la critique, le mot blessant, l’esprit de négation, qui lui valurent sa grande réputation de polémiste. Comme l’ennemi puritain d’Henri Heine, le vertueux républicain, l’incorruptible jacobin paraît dès lors inférieur à son heureux rival, qui avait reçu d’une bonne fée le don de la poésie pour adoucir et arrondir toutes les duretés de sa verve, tous les angles de son esprit satirique ! Je sais bien qu’il est injuste de juger des hommes, même moralement, d’après les opinions de leur première jeunesse, et je pardonne certainement à Börne l’étalage des grands principes dont il se pare déjà dans ces lettres d’adolescent, mais quand je vois à chaque page percer cette vanité sourde d’un enfant qui, au lieu d’admirer et d’aimer toutes les grandeurs intellectuelles dont il est entouré, les fuit, de crainte d’en être écrasé ou obscurci, quand j’aperçois chez un jeune homme de dix-huit ans l’esprit de dénigrement aussi développé et une absence aussi complète d’enthousiasme, je ne puis me défendre de la pensée que la vanité blessée et l’envie entrèrent pour beaucoup et dans l’opposition de l’homme et dans son enthousiasme radical, et jusque dans cette antipathie pour l’Allemagne qu’il affichait en oubliant qu’après tout l’Allemagne était sa patrie, à moins qu’on ne conteste toute patrie à l’Israélite allemand.

Les premières lettres du jeune Borne sont écrites à Berlin, dans la maison même d’Henriette, et nous révèlent la passion insensée du collégien pour la belle Hofräthin (conseillère aulique) qui avait bien vingt ans de plus que lui. Cette passion fut très réelle et plus qu’une émotion à la Chérubin. Deux fois il essaya de s’empoisonner de désespoir, et Henriette fut obligée à la fin, après l’avoir vainement grondé, de le renvoyer pour le guérir. Peut-être eût-elle mieux fait de ne pas encourager, comme elle fit tout d’abord, les