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n’admettait pas la contradiction, et certaines habitudes de polémiste contractées par Schleiermacher, ce que Varnhagen appelait son « poivre dialectique, » lui donnèrent le change sur cette âme inoffensive qu’il n’avait jamais comprise. Schleiermacher pouvait en effet blesser sans le vouloir, mais il s’empressait de panser ces blessures dès qu’il s’en apercevait. Son esprit, a-t-on dit, était une machine à mille tranchans qui répandait le sang rien qu’en fonctionnant et sans en avoir conscience, et c’est encore Varnhagen qui l’a comparé à un joueur d’échecs acharné à sa partie, oublieux de l’enjeu comme du partenaire. Il eût fallu ajouter que, dès que ce joueur passionné quittait l’échiquier, il redevenait pour son adversaire de tout à l’heure l’ami le plus dévoué et le plus fidèle. Cette fois-ci encore, vis-à-vis des accusations de Frédéric Schlegel, il se tut, un peu par amour de la paix, beaucoup par piété et par respect pour une amitié qui, à ses yeux, avait eu un caractère sacré. On sait qu’il devint dans la suite non-seulement le premier orateur évangélique de l’Allemagne, — on l’appelait le Massillon allemand, — mais encore une des colonnes du protestantisme libéral en Prusse.

Le départ de Schlegel avec Dorothée, qui allait être pour le critique insouciant une mère et une sœur en même temps qu’une épouse dévouée, prête à l’admirer toujours, à l’inspirer souvent, — le départ de Schlegel, dis-je, fut bientôt suivi d’un autre événement qui troubla plus profondément encore le petit cénacle dont Henriette Herz était le centre. En janvier 1803, le docteur Marcus Herz mourut. Ce mariage n’avait point été une de ces unions idéales comme on les rêvait alors, et il n’eût tenu qu’à Henriette de se sentir aussi malheureuse que Dorothée Veit. — Son bon sens, le calme aussi de sa nature, son respect des conventions surtout, l’empêchèrent toujours de se poser en victime : ce fut un mariage presque français, si j’ose ainsi dire, conclu, non point par spéculation, mais par raison et sans grande passion, subsistant par l’amitié et par une estime réciproque, se consolidant par l’association des intérêts et la communauté des habitudes plutôt que par l’union complète des âmes. Aussi ce mariage parut-il toujours quelque chose d’énigmatique à Schleiermacher, qui ne comprenait pas une chose aussi simple. « Les rapports de Herz avec toi et avec ta vie, écrivit-il à Henriette au lendemain de la mort de Marcus, étaient bien complexes et miraculeusement enchevêtrés. » Elle-même se prononça sur ce mariage longtemps après, alors qu’elle était déjà devenue chrétienne, et elle le fit avec beaucoup de justesse, sinon sans un grain de prétention idéaliste qui déplaît chez elle, parce qu’il n’est point naïf comme chez Dorothée Veit ou chez Rahel :

« Je puis appeler mon mariage une union heureuse, sinon un mariage