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peut lire le plus aisément les qualités et les défauts propres au talent de ce bandit qui eut nom Michel-Ange de Caravage, dont la main d’effronté spadassin sut tenir un pinceau avec autant de fermeté qu’un poignard. Là surtout on peut surprendre les faciles secrets dont cet artiste trivial a su faire un si remarquable usage. Ces secrets sont au nombre de deux : l’énergie obtenue par la reproduction telle quelle de la réalité, le contraste vigoureusement marqué d’une ombre épaisse et noire et d’une lumière intense à rouges reflets.

C’est par haine du convenu, a-t-on coutume de dire, que le Caravage s’adressa, sans en vouloir jamais sortir, à la réalité acceptée sans choix. Dites plutôt que ce fut par impuissance de génie et surtout par bassesse native d’âme. Est-ce que jamais âme pareille fut capable de s’élever à la conception de quelque chose de noble et de grand ? La nature lui avait octroyé d’admirables dons d’ouvrier, elle lui avait refusé tout génie : là dut être pour le Caravage une source de souffrances poignantes. Posséder un incomparable instrument et n’avoir quoi que ce soit à lui faire dire, quel martyre ! Ah ! si la croyance de certains sauvages était vraie, si en tuant son ennemi on pouvait faire passer en soi son âme, s’il suffisait de poignarder, d’empoisonner, d’écumer de rage et de déborder de violence pour acquérir la tendresse d’un Dominiquin, la science de composition d’un Annibal Carrache ! Malheureusement ces miracles sont impossibles ; mais il reste une ressource : si on ne peut compter sur la magie, on peut au moins faire appel au charlatanisme. Le rôle de négateur est toujours facile ; pourquoi ne pas déclarer que tout ce que les hommes ont admiré est pure convention, science académique, violence à la nature ? Ainsi fit Michel-Ange de Caravage. S’étant gratté la tête avec frénésie sans y trouver ombre de conception quelconque, il appela à son secours un beau désespoir et descendit bravement dans la rue. Là il se campa en embuscade au coin d’une borne pour exécuter le coup qui devait le sauver de l’obscurité, et il arrêta le maçon revenant du chantier tout étoile des éclaboussures de sa truelle, le facchino aux fortes épaules, le chantre à trogne couperosée mis en goguette par l’aigre vin d’Orvieto, le mendiant hâve se rendant à son poste à la prochaine église ; puis, les ayant amenés dans son atelier, il fit leurs portraits en pied avec cette vigueur de main qui lui était propre, et il intitula le tout apôtres, disciples, saints, etc. Il est certain que ces gredins du Caravage ont malgré tout du caractère ; ces apôtres sont des apôtres à poigne, ces saints sont solides des rognons, et si ces disciples n’ont pas d’âme, il est incontestable qu’ils ont de la tripe : pardon de ces expressions ; mais pour faire comprendre le Caravage, il est absolument nécessaire d’avoir recours à la triviale énergie du langage populaire. Cependant il ne faudrait pas faire honneur de ce