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incessamment l’ardeur de leur zèle, il les encourage et il les caresse, appelant celui-ci son cher apôtre, celui-là son archi-évangéliste, un troisième son doctor indefatigabilis ; mais viennent-ils d’aventure à forligner, dérogent-ils tant soit peu à la rigueur de la doctrine, il les tance aussitôt sévèrement. La moindre mention de son nom dans un livre, l’adhésion de quelque inconnu, le plus chétif article, sont des événemens que l’on commente en détail. Il y a de la puérilité dans tout cela, et toutefois ce travail obstiné porte ses fruits. La doctrine est désensorcelée, les honneurs de la discussion lui sont accordés, l’enthousiasme naît avec l’hostilité, le « Gaspard Hæuser » de la philosophie aspire délicieusement le grand air de la liberté, et le vieux pessimiste peut s’écrier en savourant cette gloire tardive : « Enfin le Nil est arrivé au Caire. »

J’ai eu l’honneur de le voir dans la joie et l’éclat de ses dernières années ; quoiqu’il ne fût pas en général de facile abord, il accueillait volontiers les Français et les Anglais. Je le trouvai dans sa bibliothèque, où j’aperçus en entrant le buste en plâtre de Kant par Hagemann ; lui-même posait en ce moment pour le sien, qu’était en train de modeler une estimable artiste de Berlin, Mllme Ney. Son portrait avait déjà été fait plusieurs fois par Lindenschatz, par Gœbel, et multiplié par la photographie : c’était la consécration de sa récente célébrité. Schopenhauer avait alors soixante et onze ans, les cheveux et la barbe entièrement blancs ; mais c’était un vieillard alerte, avec les yeux et le geste d’un jeune homme. Je fus frappé d’un sillon sarcastique autour de sa bouche. Il n’avait rien de la raideur d’un philosophe de profession. Il me reçut bien, mais sans se lever et sans cesser de caresser de la main, d’une manière presque injurieuse pour les hommes, un bel épagneul noir. Voyant que je le remarquais, il me dit qu’il l’avait appelé Atma (âme du monde en sanscrit), qu’il aimait les chiens parce qu’il ne trouvait qu’en eux l’intelligence sans la dissimulation humaine. Il me demanda si j’avais lu la critique de Gutzkow sur son dernier ouvrage, ses Parerga, qui sont un recueil de fragmens ; je fus obligé d’avouer que je n’avais lu ni la critique ni l’ouvrage. Je ne voulus pas prolonger cette visite, et il me donna rendez-vous pour le soir à l’hôtel d’Angleterre, où il prenait ses repas.

J’arrivai vers la fin de son dîner, et je le trouvai assis à table d’hôte, à côté de plusieurs officiers. Je remarquai devant lui, près de son assiette, un louis d’or qu’il prit en se levant et qu’il mit dans sa poche. « Voilà vingt francs, me dit-il, que je mets là depuis un mois avec la résolution de les donner aux pauvres le jour où ces messieurs auront parlé d’autre chose pendant le dîner que d’avancement, de chevaux et de femmes. Je les ai encore. » Nous