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plaisait pas. Il vivait à part, évitant la familiarité des hommes ; il les comparait à des hérissons qui ne peuvent se toucher sans se piquer, ni rester loin les uns des autres sans avoir froid et vouloir se rapprocher ; il croyait avoir trouvé la vraie distance, et il la marquait par une sèche et rigoureuse politesse. Il finit néanmoins par aller habiter Dresde ; il y resta trois ans, mûrissant dans le silence un grand ouvrage, vivant dans la solitude, mais sans austérité, fréquentant le théâtre, les musées, rapportant tout, même ses plaisirs, à l’objet de ses méditations. Une scène humoristique, qui rappelle un peu les profondes bouffonneries semées dans les comédies de Shakspeare, peut donner une idée des préoccupations qui l’absorbaient. Il se promenait un dimanche dans une serre des jardins publics qui était remplie de monde. Il s’était arrêté devant une plante exotique et il se disait à demi-voix : « Que veux-tu me dire, ô plante, avec tes formes bizarres ? quelle est la volonté qui se manifeste ici par ces couleurs éclatantes, par ces feuilles découpées ? » Un des gardiens, frappé de son attitude et peut-être le prenant pour un fou, le suivit de près pendant toute sa promenade, et en sortant il lui demanda qui il était : « Mon brave, répondit Schopenhauer d’un air solennel, si vous pouviez me le dire, je vous serais bien reconnaissant. »

Le grand ouvrage dont la gestation durait depuis quatre ans parut enfin. Il était intitulé le Monde comme volonté et comme représentation, et contenait la philosophie de Schopenhauer, désormais arrêtée dans ses traits essentiels. Il y expliquait le monde comme la manifestation purement intelligible d’une volonté identique à tous les degrés de la nature, malgré la variété des formes innombrables qu’elle revêt. Il concluait par le pessimisme le plus absolu, ce qui est à noter, car il en résulte que ce pessimisme ne saurait s’expliquer ni par les circonstances sociales, — l’ouvrage avait été composé et il paraissait au jour dans un temps d’espoir universel et de renaissance nationale, — ni par le dégoût d’un homme déjà blasé, — Schopenhauer n’était pas un Werther, il n’avait jusqu’alors abusé de rien, — ni par les mécomptes de l’auteur, puisque, s’il n’allait pas tarder à les connaître, il n’en avait encore éprouvé aucun. Ce pessimisme est né d’un accord singulier entre les vues spéculatives du philosophe et son tempérament naturel.

Il va sans dire qu’il publiait son livre avec la certitude d’avoir écrit pour l’éternité, plein de cette amusante confiance dans le succès qui est le privilège des jeunes auteurs. Le livre tomba aussitôt dans un oubli profond pour n’en sortir qu’au bout de trente ans. Cette mésaventure ne dut pas augmenter beaucoup la bienveillance déjà médiocre de l’auteur à l’égard des hommes en général, des Allemands en particulier et surtout des philosophes qui