Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/261

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a autour de cette pièce, et c’est là un des effets de sa noblesse, il y a une sorte de gaze qui poétise et grandit les personnages, mais qui tout d’abord étonne un peu. On dirait que l’âme de l’artiste s’interpose entre le public et la nature. Des élans inattendus, des oppositions singulières, un mélange de grandeurs et de naïvetés, le mépris de toute malice, l’oubli volontaire de certaines réalités, tout cela surprend, déconcerte, et ce n’est qu’au bout d’un instant que l’émotion bienfaisante se fait sentir. On n’entre pas de plain-pied dans cette maison qui n’ouvre pas sur la rue, et il faut faire un effort pour en monter les degrés. On n’est point saisi, entraîné par les agaceries de la porte ; on n’y trouve pas au seuil la boisson malsaine : c’est un vin de haut cru que l’on vous sert, et qui mérite que l’on s’attable. Est-ce à dire que cette pièce soit sans défaut ? En aucune façon, et même les défauts de Mme Sand sont comme tous les défauts des maîtres : ils ont ceci de particulier qu’ils crèvent les yeux ; les ramasser et s’en faire un panache est la chose du monde la plus aisée. Oui, cela est parfois confus, il y a des naïvetés, des vides, des maladresses, des longueurs ; oui, la première moitié du prologue ne semble pas fort utile, et le quatrième acte a d’évidentes faiblesses ; mais que m’importe tout cela, si l’émotion que j’éprouve m’empêche d’en être choqué, si le beau caractère, la grande tournure, le souffle passionné du maître, dominent ces détails, et les effacent ? Écoutez attentivement, avec bonhomie, Marcus, Hélène et Maxwel ; vous serez bientôt en larmes, et vous aurez une reconnaissance profonde pour ce génie qui a eu la force, l’autorité de violenter vos habitudes, de vous faire sortir de votre petit milieu, et de vous enlever pour un instant dans le monde idéal du grand art.

Pourquoi maintenant Mme Sand a-t-elle cru devoir soutenir une thèse, défendre dans son drame telle ou telle vérité sociale, prouver je ne sais quoi, la voix du sang ou quelque chose de semblable ? Je ne saurais l’expliquer, et dans tous les cas cette idée de thèse, en admettant qu’elle existe comme on le dit, m’est absolument indifférente. Nous avons vu vivre, aimer, souffrir ses personnages ; n’est-ce point assez ? et serait-il donc nécessaire que ce grand spectacle aboutît à la niaiserie d’une maxime, à l’enfantillage d’un proverbe ?

L’amant, Maxwel, mérite la sympathie finale ; d’ailleurs depuis le commencement il avait gagné toute notre amitié ; nous avons lu dans son cœur, et nous n’y avons découvert que de bonnes choses. Comment ne pas le préférer à ce marin que nous avons vu pendant dix minutes, armé de la loi, il est vrai, et père officiel, mais aussi désagréable que possible et trompant sa femme au lever du rideau ? Il est trop aisé d’établir la supériorité de Maxwel sur ce comte de Mérangis et trop naïf de considérer ce résultat comme la solution d’un problème : d’où il faut conclure, il me semble, que Mme Sand n’a jamais eu l’idée de soutenir