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Mais son ami cherchait à deviner, il me regardait avec attention.

— Jusqu’où donc avez-vous été ? me dit-il. Vous avez été jusqu’à Lyon, je parie ! vous y avez vu Abel.

— Abel est à Lyon ? lui dis-je, essayant de jouer la surprise.

Il ne répondit pas, il n’était pas dupe. — À quel hôtel étiez-vous ? reprit-il. — Et quand j’eus répondu, il s’écria : — Vous l’avez vu, vous l’avez blâmé, grondé peut-être ! Vous vous êtes fait du chagrin l’un à l’autre ! Oui, oui, allez ! je vois bien que vous avez plus de chagrin que de fatigue.

Je n’eus pas la force de lutter davantage. Je fondis en larmes et, pressée de questions, je lui racontai tout ce qui s’était passé. Il demeura un instant sans parler, me regardant toujours, puis il me dit en me prenant la main : — Pauvre enfant ! pauvre chère miss Owen ! Oui, vous avez bien souffert, et à présent vous voulez rompre, n’est-ce pas ?

— Oui, sans explication, sans reproche. Je n’ai pas ce droit-là. Il ne m’a ni trahie, ni offensée, seulement ma dignité exige qu’il ne se croie plus enchaîné à moi. Tenez, voici tout ce qui constate nos mutuelles promesses. Un brin d’herbe roulé et noué en anneau. J’ai déroulé ce fétu desséché, et je l’ai mis dans une enveloppe à son adresse. Il comprendra que je n’ai pas brisé ce lien fragile avec dépit, mais que je l’ai dénoué avec calme et précaution. Prenez ! Je vous charge de le lui envoyer, et, puisque vous m’avez arraché mon secret, je vous somme, au nom de l’estime à laquelle j’ai droit, de ne pas lui donner d’explication.

Nouville prit le gage sous enveloppe et le mit dans son carnet. Il se leva, marcha dans la chambre, et revenant à moi : — Vous avez tort de m’interdire la vérité ! Vous aimez mieux qu’il vous croie inconstante et capricieuse qu’offensée ? Il souffrira mortellement dans les deux cas ; mais dans le premier il se croira autorisé à vivre à tout jamais sans réflexion et sans retenue ; dans le second, il n’accusera que lui-même, et l’amère leçon peut lui être salutaire.

— Si vous croyez cela, dites-lui la vérité. Je sacrifie ma fierté à son intérêt.

— Vous êtes bonne et grande, je le sais bien ! Il le sentira. Son repentir sera profond, et il réparera ses torts.

— Vis-à-vis de lui-même ? Dieu le veuille ! mais il n’a rien à réparer envers moi. Il avait le droit de m’oublier. Ce droit est réciproque. C’est peut-être tant pis pour lui, donc les reproches seraient une rigueur gratuite que je lui épargne.

— Oh ! oui, oui ! c’est tant pis pour lui, miss Owen ! Des reproches et votre pardon, voilà ce qui pourrait encore le sauver.

— Je vous répète, mon ami, que je n’ai rien à pardonner. Je n’a-