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telle que je m’étais arrangée pour me mettre à la fenêtre. Je pris machinalement mon sac de voyage, je sortis ; je descendis les escaliers en courant, je passai devant la salle du souper, d’où sortaient en titubant les convives, — je passai au milieu d’eux comme une flèche. Je crois qu’ils m’interpellèrent, je ne compris rien, je m’élançai dehors, j’évitai de traverser la place ; je pris la première rue qui s’ouvrait devant moi, je m’enfonçai au hasard dans cette ville brumeuse que je ne connaissais pas ; je fuyais comme si des spectres m’eussent poursuivie, je ne m’arrêtai que sur un quai au bord de la rivière ; le jour ne paraissait pas encore, je m’aperçus qu’il pleuvait. Les réverbères projetaient des clartés glauques sur les flaques d’eau. J’essayai de me ressaisir, de me demander qui j’étais et ce que je voulais.

Je voulais fuir, m’en aller loin, bien loin ; je n’aurais pas encore pu dire en quel lieu je me trouvais et ce qui m’y avait amenée. J’eus besoin de regarder mon sac de voyage, que je serrais convulsivement comme si c’eût été un objet très précieux, pour me rappeler où j’étais. Enfin la lucidité me revint.

J’avais deux heures à attendre le train qui devait m’emmener à Marseille, j’avais le temps de me rendre à la gare, qui pouvait être éloignée. Je n’aurais pas su la retrouver, mais après avoir erré encore un quart d’heure, je rencontrai une voiture, et j’y montai. J’avais demandé, la veille au soir, à payer ma dépense à l’hôtel, afin de n’avoir pas à m’occuper de ce détail au moment de partir. Le hasard qui me frappait d’une main me sauvait de l’autre ; je n’étais pas forcée de retourner dans cet enfer ! Je gagnai la gare une bonne heure d’avance ; j’étais mouillée et brisée. Je me trouvai seule dans un grand salon, devant une cheminée où brûlait dans sa grille un monceau de charbon de terre. — Allons, allons ! me disais-je en me réchauffant, tu n’es pas morte, tu n’es pas folle ; remercie Dieu, qui a voulu te conserver à ton père et à ta bien-aimée petite Sarah. Tu vas les revoir, tu retrouveras la force de vivre !

Mes yeux interrogeaient avec impatience le ciel gris, qui blanchissait lentement ; en me retournant vers la cheminée, je vis sur le mur une grande affiche jaune avec ces quatre lettres terrifiantes : Abel ! — Je regardai : c’était l’annonce d’un nouveau concert d’Abel, à Marseille, pour le surlendemain.

Il allait à Marseille, j’étais condamnée à le rencontrer là, et à Nice peut-être encore ! Mon parti fut pris à l’instant. Je consultai mon livret ; le train pour Paris allait partir dans cinq minutes. Je m’élançai au bureau, je pris mon billet, je fis changer la direction de mon bagage ; j’arrivai à Paris dans la soirée. Je n’y avais pas encore de pied-à-terre ; je n’y voulais voir qu’une seule personne ; je