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Turgot, il doit arriver et il arrive que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui est nécessaire pour se procurer sa subsistance. » Enchérissant encore sur cette doctrine, M. John Stuart Mill n’a pas hésité à écrire cette singulière proposition : « Dans ce pays (l’Angleterre), il y a peu d’espèces de travail dont la rémunération ne pût être abaissée, si l’entrepreneur poussait jusqu’au bout les avantages que lui procure la concurrence. » Un siècle auparavant, un autre économiste illustre, Adam Smith, décrivait dans les termes qui suivent la position réciproque des ouvriers et des patrons en cas de grève : « Un propriétaire, un fermier, un maître manufacturier, un marchand, peuvent généralement vivre une année ou deux des fonds qu’ils ont par-devers eux sans employer un seul ouvrier. La plupart des ouvriers ne pourraient pas subsister une semaine, fort peu l’espace d’un mois, et presque aucun l’espace d’un an sans travailler. A la longue, le maître ne peut pas plus se passer de l’ouvrier que l’ouvrier du maître ; mais le besoin qu’il en a n’est pas aussi urgent. » Telles sont bien les idées courantes ; elles servent de puissans argumens à ceux qui revendiquent l’emploi de la force et de l’intimidation dans la fixation des salaires. Cependant, nous ne craignons pas de l’affirmer, toutes ces propositions sont erronées.

La maxime de Turgot, que l’ouvrier est condamné par la fatalité des lois économiques à ne gagner jamais rien au-delà de sa subsistance, est aujourd’hui complètement fausse. Elle a pu être vraie dans une civilisation pauvre, où l’outillage industriel était presque nul et la production misérable, mais non, dans les pays où se rencontrent l’activité du travail et l’importance de la production. S’il était vrai, comme l’affirme M. Mill, que les industriels fussent complètement maîtres des salaires de leurs ouvriers, ne serait-ce point de leur part une vertu surhumaine que de le maintenir à un taux au-dessous duquel il leur serait facile de l’abaisser ? Pourrait-on attendre d’une classe nombreuse d’individus une abnégation aussi méritoire ? Pourrait-on surtout expliquer que le salaire des ouvriers anglais ait haussé dans des proportions considérables depuis trente ans, quoique le prix des vivres ait diminué dans la même époque par l’abolition des lois sur les céréales[1] ? L’assertion d’Adam Smith, que les patrons, en cas de grève, ont une position meilleure que les ouvriers, mérite une réfutation plus minutieuse : ce sera l’occasion de montrer jusqu’à quel point les coalitions peuvent désorganiser la puissante, mais délicate industrie moderne.

  1. Un document anglais sur la manufacture de draps d’Huddersfield prouve que les salaires avaient augmenté pour toutes les catégories d’ouvriers dans les trois périodes 1839, 1849, 1859 ; pour certaines branches de travail, la hausse des salaires se traduisait par les chiffres suivans : 30 sh. — 37 sh. 6 den. — 65 shillings par semaine.