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aimait beaucoup le théâtre, et à Padoue, sa patrie, il avait un jour paru sur la scène en costume tragique, ce qui aurait fort scandalisé les anciens Romains. Il était, selon Pline, d’une admirable douceur, et ne voulait pas qu’on reprît durement même les plus grands coupables. « Quand on déteste trop les vices, disait-il souvent, on n’aime pas les hommes. » Aussi mit-il beaucoup de discrétion et de savoir-vivre dans son opposition. Il n’avait rien de raide ni de violent. S’il croyait devoir prendre la parole au sénat pour s’opposer à quelque mesure fâcheuse, il commençait par l’éloge de l’empereur, qu’il n’hésitait pas à appeler un excellent prince, egregius princeps, — cet excellent prince était Néron ; — encore ne se permettait-il que rarement de ces éclats, il aimait mieux ne protester que par son silence. Quand Néron chantait, il se gardait bien de s’endormir comme fit un jour Vespasien, qui faillit payer de sa vie cette impolitesse ; il applaudissait même aux bons endroits, seulement on trouvait son enthousiasme trop modéré. Dans ces scènes étranges où les sénateurs effarés, s’enivrant eux-mêmes de leurs acclamations, finissaient par arriver à une sorte de délire de flatterie, Thraséa était plus froid que ses collègues, mais il votait comme tout le monde. Deux ou trois fois seulement, dans des circonstances solennelles, quand on devait féliciter Néron de la mort de sa mère ou décerner les honneurs divins à Poppée, Thraséa resta chez lui. Ce fut son plus grand acte d’audace et la cause de sa mort. On voit que rien dans sa conduite ne permet de supposer que ce fût un ennemi irréconciliable de l’empire.

L’opposition que les philosophes faisaient au pouvoir n’était pas tout à fait une opposition politique. Presque tous ces sages affectaient de regarder d’un œil de mépris le train des choses d’ici-bas, et s’occuper des détails d’un gouvernement leur semblait un métier médiocre. Ils professaient d’ailleurs que l’âme peut et doit s’abstraire du corps, qu’elle se fait à elle-même sa destinée et sa fortune, que les accidens de la vie n’ont pas de prise sur elle, qu’elle peut être heureuse au milieu de la misère et des tourmens, libre dans les fers. Dès lors le régime sous lequel on vivait importait peu, et même les plus hardis souhaitaient qu’il fût rigoureux pour exercer leur vertu, comme un dévot désire la souffrance et la pauvreté qui le font arriver plus vite au ciel. Cette opposition était plutôt morale que politique. Ce qui préoccupait surtout ces sages, c’était l’observation des règles ordinaires de l’honnêteté, et leurs blâmes frappaient dans l’empereur l’homme plus que le souverain. Ils lui reprochaient l’exagération de ses fêtes, les excès de sa table, son faste, ses débauches, son inhumanité, ou plutôt ils l’enveloppaient dans les anathèmes qu’ils lançaient sur tous leurs contemporains ; mais ils n’allaient