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de l’Europe ; à ne la juger qu’au point de vue politique, il est difficile, convenir qu’elle ait le caractère libéral qu’on se plaît à lui attribuer. Tant vaut le principe, tant vaut l’institution ; mais certains gouvernemens se font un jeu d’escamoter les principes. Il est dans l’esprit du service universel, lequel exclut toute exemption et tout privilège, que les grades soient accessibles à tous, qu’ils soient considérés, non comme le partage exclusif d’une classe, mais comme une fonction conférée par l’état aux plus méritans. C’est ce qu’avaient compris en 1808 les inventeurs du système ; leurs idées n’ont pas fait souche, et après eux on est revenu bien vite aux anciens erremens. Sur deux cent huit généraux que possède actuellement l’armée prussienne, neuf seulement sont bourgeois. Cela répond du reste, si l’on excepte toutefois les armes savantes, où la bourgeoisie a su se faire sa place. Tandis qu’en France l’esprit démocratique de la société s’impose aux institutions les moins libérales, en Prusse l’esprit de caste supplante partout l’égalité, là même où la loi l’avait mise. Autre caractère du service militaire universel : il ne rapproche pas seulement l’officier du soldat en faisant du soldat un officier en espérance, il rapproche aussi le soldat du citoyen en faisant du soldat un citoyen en uniforme. Point de classe militaire, et l’armée soumise autant que possible au droit commun, voilà ce que réclame la logique du système. Que devient ce principe quand le soldat relève de tribunaux spéciaux, qui n’offrent pas même, comme en France, la garantie de la publicité, et dont toutes les délibérations sont enveloppées d’un religieux mystère, lorsque les enquêtes s’appliquent à atténuer ou à faire évanouir le délit, lorsque des violences exercées par des officiers sur des citoyens sont souvent punies de peines dérisoires, lorsque dans tout démêlé avec l’autorité civile le dernier mot reste toujours à l’administration militaire, et qu’on peut voir ce qu’on a vu dernièrement en Hanovre, un général faisant démolir de son chef un monument privé que protégeait contre lui la décision d’un tribunal ? Si un tel état de choses engendre beaucoup moins d’abus qu’on ne s’y attendrait, cela tient uniquement à la modération, à l’esprit de conduite du militaire prussien, qui a l’habitude de se respecter ; mais il avait raison, ce libéral qui disait : Il me déplaît que ma sûreté dépende de la vertu d’autrui. — « Durera-t-il longtemps encore, dit M. Gneist, ce régime qui livre la vie, la santé, la liberté, l’honneur et la fortune d’une population aux autorités militaires, sans protection légale et sans contrôle juridique, de telle sorte que la constitution de l’état et les tribunaux ordinaires ne subsistent plus que par tolérance ? Il est certain que la plupart des conflits sont prévenus ou écartés par la sagesse des chefs et de l’administration militaire ; mais il importe que la voie légale reste ouverte pour faire au besoin triompher le