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ailés, pourraient échapper à leurs maîtres ; mais les fourmis leur rendent un service véritable en les débarrassant d’une liqueur brune dont ils sont souvent fort empêchés. Rien n’est plus curieux que les observations de Pierre Huber à ce sujet. Il a vu les fourmis traire et recueillir le lait des pucerons, et ceux-ci parfaitement heureux d’être délivrés, celles-là satisfaites de ce qu’elles avaient obtenu.

Ces observations délicates ne pouvaient être faites par La Fontaine. Il se représentait pourtant comme fort attentif. C’est une anecdote connue que, arrivant un jour fort tard à dîner ; il s’excusa de son inexactitude, disant qu’il se promenait tête baissée et songeait, lorsqu’à ses pieds vint à passer le convoi d’une fourmi morte. Oubliant qu’il avait peu le droit de s’associer à la douleur d’êtres tant méconnus, tant outragés par lui, ou peut-être par repentir, il avait suivi le cortège, assisté à l’enterrement, et était revenu avec la famille ; mais la fourmilière mortuaire était éloignée, et la cérémonie très longue. Les convives lui pardonnèrent probablement son retard pour l’histoire contée avec grâce et détails, et ils espérèrent une nouvelle fable qu’il n’a point faite. Avait-il vu ce qu’il racontait ? D’abord les fourmis n’enterrent point, dit-on, leurs morts ; puis La Fontaine ne savait point voir les choses positives, et personne plus que lui n’a vécu dans un monde imaginaire où les sentimens tiennent plus de place que les faits. Sans doute il n’est pas pour nous, comme pour quelques biographes, ce personnage grossier qui produit des fables sans en avoir conscience, comme un arbre porte des fruits. Il connaissait parfaitement son génie. Dans ses écrits, il aime à le définir, à expliquer ce qu’il peut et ce qu’il sait faire ; il n’est nullement désintéressé de lui-même et de son succès. Il se range en propres termes au niveau du poète de Platon. C’est une de ses grâces de savoir bien parler de sa personne, de se mettre en scène, et ce goût, à tant d’écrivains si funeste, est agréable en lui ; mais l’art de raconter ses fantaisies, ses mérites, ses impressions, n’entraîne pas les facultés du savant qui hors de lui-même étudie les phénomènes de la nature ou l’instinct des animaux. Ces dons sont assez distincts pour qu’on les puisse considérer comme contradictoires, et, si La Fontaine n’était pas l’idiot de génie de la légende, pour employer une expression de M. Saint-Marc Girardin, il était encore moins un observateur. Quelques-uns de ses personnages l’intéressaient fort, et il s’oubliait à les regarder : ce ne sont point ceux qui peuplent ses fables, ce sont ceux qui animent ses contes. Ce n’est que pour les oiseaux auxquels le frère Philippe a donné son nom qu’il négligeait l’heure et les engagemens. Ces créatures légères, qu’il aimait à peindre, il les raillait parfois plus en conteur du XVIe siècle qu’en écrivain du XVIIe : il les aimait pourtant, et elles n’étaient pas insensibles à son admiration ; mais l’examen de ses opinions sur ce