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circonstances majeures pouvaient seules fermer les yeux d’une dévote de cette force. » Notez que ces détails se rencontrent sous la plume d’une jeune personne de dix-huit ans, dont la naissance est distinguée et dont les mœurs sont irréprochables. Évidemment elle manque de tact féminin et quelquefois de délicatesse. En revanche, ses peintures se distinguent par l’énergie du trait et une fermeté de touche toute virile.

Reléguée à la campagne parmi des nobles arriérés ou des bourgeois bornés, elle essayait de se distraire en prenant note des ridicules du voisin. Un sentiment de coquetterie s’y mêlait ; l’amie à qui elle écrivait avait un frère, homme distingué et aimable, et ces lettres passaient sous ses yeux. Edouard Wortley, petit-fils de l’amiral Montagu, comte de Sandwich, pouvait, par sa naissance comme par sa fortune, prétendre aux emplois les plus élevés. Ses contemporains estimaient à la fois ses talens et son caractère. Un jugement droit, un débit gracieux, lui avaient déjà valu les applaudissemens de la chambre. Il était fort instruit, savait non-seulement le latin et le grec, mais la plupart des langues modernes. De nombreux voyages à travers l’Italie et la France avaient encore perfectionné la finesse naturelle de son jugement. Addison et Steele, principaux rédacteurs du Spectator, comptaient parmi ses amis intimes ; il écrivait dans leur journal, et nombre de brouillons retrouvés dans ses papiers contiennent des plans d’articles et des essais de critique. Son érudition et son esprit étaient fort estimés. L’histoire du mariage d’Edouard Wortley et de lady Mary est romanesque, et forme une suite de scènes que l’on aimerait à voir reproduites par le burin du graveur. Parmi ces tailles-douces imaginaires, je me plais surtout à me figurer la scène où M. Wortley, croyant ou feignant de croire que sa sœur était seule, pénétra dans l’appartement de mistress Anne, entrevit deux têtes rieuses, hésita, demeura immobile, sentit s’enfoncer en lui le dard de deux yeux perçans, les plus beaux qu’il eût jamais vus. Il voulut partir, on le rappela ; il feignit de ne vouloir rester qu’un instant, et resta deux heures. Il devint amoureux ; mais cet amour fut défiant et troublé. Les deux caractères étaient trop forts, les deux esprits trop nets ; maintes fois ils se choquèrent. Il ne tarda pas à deviner l’humeur de la personne qu’il aimait, et la lettre suivante, témoignage de ces malentendus et de ces luttes, prouve qu’il ne s’attendait point à trouver le bonheur auprès d’elle. « J’en conviens avec vous, lui dit-il, je suis d’humeur morose, même désagréable, et quelquefois sombre au point d’en perdre la parole. D’autres fois je parle, et vous ne m’entendez pas. Mes phrases, dites-vous, sont confuses, ambiguës : pas toutefois au point de vous laisser ignorer un sentiment très net, à