Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand l’on fera sages les princes
Ou (qu’est plus court) princes les sages...


Telle est la politique de Bonivard.

Dans tous ces traités ou « Advis ou Devis, » le négligent prieur se promène en long et en large, un peu au hasard, sachant où il va, mais prenant le plus long, nous échappant par des digressions continuelles. Il cause à bâtons rompus, car il est assailli de souvenirs et d’idées, et tient à dire tout ce qu’il sait. Ainsi dans son Amartigénée il parle de tout, cite dès les premières pages Salomon, Prudence, Pétrarque, saint Augustin, l’oracle de Delphes, Josèphe, Ovide et Clément Marot, évoque à propos de la création toute la philosophie ancienne et moderne, introduit dans sa dissertation des anecdotes sur Diogène, sur les sauvages, sur les vipères et les tarentules, sur Alexandre le Grand et le roi Pyrrhus, sur Épicure comparé à Luther, entremêlant cela de quatrains moraux et d’épigrammes contre toute sorte de gens, — notamment contre les communistes. Il prétend que même les cannibales des terres neuves ne vivent pas en commun, puisque, « non contens des vivres de leurs voisins, ils mangent les uns les autres. » Il se moque des anabaptistes et des déchaux a qui ne diront pas mon mantel, mon bissac, etc., mais notre mantel, notre bissac et semblable, et descendront jusques à cela qu’ils diront bien notre bourse en nombre plurier; mais quand viendra à parler de ce qui est dedans, ils retourneront au singulier, et ne diront pas notre argent, mais mon argent. » C’est ainsi que flânait gaîment et nonchalamment ce causeur savoyard plein de réflexions et de lectures; on voit l’homme habitué à vivre en compagnie d’êtres intelligens qui l’écoutaient; nous avons noté que sa dernière femme savait du grec. Il en savait aussi quelque peu, faisait des vers latins, entendait l’allemand, l’italien et l’espagnol. Son Advis et Devis des langues contient un vocabulaire des mots latins d’origine germanique; il avait donc beaucoup lu pour lui-même, la plume à la main. Quant au gaulois (il ne voulait pas dire le français, parce que Genève n’appartenait pas à la France), on a vu assez comment il le parlait. C’est cette liberté, cette variété, cette fantaisie, ce luxe de consonnes inutiles qui distinguent tous les écrivains du temps. Ni ponctuation, ni apostrophes. En revanche, on trouve chez Bonivard un accent de terroir qu’on chercherait en vain chez les autres écrivains réformés, Calvin, Farel, Bèze, Français d’origine, et introduisant à Genève un idiome étranger. Le prieur de Saint-Victor est bien de son pays, et M. Edmond Chevrier a raison de le proclamer Bugiste en reconnaissant dans ses livres quantité de locutions qui avaient cours au XVIe siècle dans le Bugey, la Bresse, la