Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur est faite d’un vêtement nouveau. M. de Lagrée, voulant associer la commission à cette pieuse aumône, fit porter dans la salle du trône, où le clergé était réuni, deux chandeliers en cuivre, qui furent reçus avec enthousiasme. Les desservans des deux pagodes principales, oubliant la gravité de leur caractère, essayèrent de se les arracher, et le roi, forcé d’intervenir, décida que chacune des pagodes posséderait un des chandeliers objets de la discussion. Dans la journée, des régates magnifiques présentèrent un véritable intérêt. Les pirogues, appartenant aux pagodes et construites spécialement en vue de ces joutes nautiques, étaient pavoisées, munies d’un orchestre primitif, — tambour, tam-tam, orgue en bambou, — et montées par de vigoureux gaillards qui venaient soutenir l’honneur de la paroisse. La plus longue, faite d’un seul tronc d’arbre, avait 26 mètres et contenait soixante rameurs. L’équipage était exclusivement composé de sauvages, tous tributaires du roi de Siam et compris dans la circonscription de Bassac. Vêtus d’un étroit morceau de cotonnade noué autour des reins, ils semblaient occuper beaucoup les femmes ; ils n’avaient pour tout ornement qu’une blonde couronne découpée par elles dans des feuilles de maïs, ornement qui faisait ressortir la couleur noire de leur chevelure longue et soyeuse. Trois jeunes sauvages, habillés et encapuchonnés de rouge, comme nos anciens bouffons de cour, se livraient, au milieu de leur frères courbés sur les pagaies, à je ne sais quelle danse bizarre. Comme leurs pieds ne pouvaient quitter le fond de la pirogue, les pas étaient remplacés par des contorsions de bras et de hanches entremêlées de gestes obscènes exécutés en cadence et fort goûtés des assistans. Après les courses, des lutteurs entrèrent dans la lice en face de la tribune du roi. La tête petite, la poitrine énorme, tels que l’on représente les combattans armés du ceste, ils se provoquèrent longtemps avant de s’élancer l’un sur l’autre ; enfin, bondissant ensemble, ils roulèrent dans la poussière avant que l’œil eût pu les suivre. Le roi accorda 1 tical, un peu plus de 3 francs, à chacun d’eux, et voulut bien recevoir ensuite les présens en nature que tous les gros personnages lui offraient à lui-même, suivant l’usage. Ces lutteurs, ou plutôt ces boxeurs, car ils ne s’épargnent pas les horions, sont astreints à ce rude service. Je ne me suis pas assuré du fait à Bassac ; mais je connais au Cambodge tel village dont la corvée consiste à fournir des cornacs aux éléphans royaux, et tel autre qui est imposé d’un certain nombre de boxeurs. Le soir, des fusées partirent de tous côtés, des bambous chargés de poudre produisirent de violentes détonations, des lampions flottans abandonnés au courant du fleuve scintillèrent dans l’eau comme des étoiles tombées, et de grands radeaux illuminés, véritables bateaux de feu, descendirent