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du terrain et se transforme ; ils voient que Constantinople ne pourrait devenir leur capitale que par une conquête, et que cette conquête est de plus en plus impossible. Elle ne le serait pas, si cette ville était véritablement grecque ; mais elle ne l’est point, et il n’y a vraiment aucune justice à ce que les Grecs la possèdent à l’exclusion des autres nations et des possesseurs actuels. Du reste ce n’est pas seulement cette conquête qui est une chimère : la Grèce ne peut pas même songer dans son état présent à conquérir une seule province, une seule île. C’est ce que vient de démontrer l’insurrection crétoise ; l’hellénisme tout entier lui a envoyé des secours ; elle en a reçu de l’Occident et de l’Orient ; le royaume grec l’a non-seulement aidée de ses hommes, de ses munitions et de son argent, mais il a recueilli et nourri pendant deux ans plus de 30,000 femmes et enfans réfugiés. Cependant le jour où l’insurrection a entendu la désapprobation de l’Europe, elle a cessé. Alors le royaume grec a calculé ses ressources, et s’est vu dénué d’approvisionnemens, de soldats disponibles, d’argent et de crédit.

La Grèce sait très bien qu’elle ne peut rien par elle-même. Comme elle ne peut pas non plus se soustraire au besoin d’indépendance qui est sa condition d’être, elle a été forcément conduite à chercher un appui au dehors et à profiter des occasions. Le lecteur remarquera que l’Italie s’est trouvée dans la même situation, et qu’elle s’y trouve même encore, quoiqu’elle s’en dégage. Quand elle a voulu « faire par elle-même, » elle s’est fait battre ; mais quand elle fut assurée du concours de la France, elle se remit en campagne et fut victorieuse à Solferino. La France s’étant retirée avant la fin de la lutte, l’Italie chercha une autre alliance : la guerre de 1866 ayant éclaté, elle affranchit la Vénétie avec le concours de la Prusse. Si cette dernière venait à se brouiller avec nous, la France pourrait avoir l’Italie contre elle, à moins qu’elle ne livrât Rome, parce qu’aux yeux des peuples le besoin d’être l’emporte toujours sur la reconnaissance. Il y a des personnes qui voient dans les Grecs des amis dévoués de la Russie : quelle illusion ! Comme tout autre peuple, les Grecs s’aiment eux-mêmes. Ils sont avec la Russie quand les nations de l’Occident sont contre eux, on est contre eux quand on semble protéger la Turquie à leurs dépens, et comme la Russie est toujours contre les Turcs, elle est toujours avec les Grecs. On crut après Sadowa qu’une grande guerre allait éclater en Europe, que la Prusse et la Russie seraient d’accord et tiendraient en échec les forces des autres états : le moment parut bon pour soulever les populations helléniques et procéder au démembrement de la Turquie. La Crète s’insurgea, l’Épire fut sur le point d’en faire autant ; mais une réaction puissante de l’esprit de paix en Europe