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sérénité de Mme de Rochefort. « Au milieu de votre vivacité, lui écrit-il, je ne connais personne si patiente que vous… Vous m’avez, je vous jure, plus que toute autre persuadé de la vérité de mon grand principe moral, qui est que, pour travailler à son propre bonheur ici-bas, il faut sans cesse cultiver la sensibilité et déraciner l’amour-propre. Alors ce n’est point notre propre mal qui nous occupe, c’est le bien d’autrui. » Nous ne voulons pas rechercher ici jusqu’à quel point le marquis de Mirabeau a pratiqué pour lui-même et dans ses rapports avec les siens ce grand principe moral dont renonciation dans sa bouche fera peut-être sourire plus d’un lecteur, habitué à ne voir en lui que le tyran de sa famille. C’est dans un autre travail que nous nous proposons de réviser, pièces en main, ce difficile procès entre le marquis, sa femme et son fils aîné, procès que la renommée de l’éloquent tribun de la constituante a fait trop complètement perdre à son père.

Rien de plus compliqué d’ailleurs que l’organisation morale et intellectuelle du marquis de Mirabeau ; les élémens les plus contraires s’y combinent : un égoïsme très accentué se concilie en lui avec un besoin d’affections, limité, il est vrai, à un très petit nombre de personnes, mais très vif, et avec une préoccupation des intérêts généraux et de l’avenir de l’humanité poussée jusqu’à la monomanie. Doué d’une aptitude de diplomate à flatter, même à outrance, ceux qui peuvent servir ou nuire, il se compromet sans cesse par des boutades à la manière d’Alceste ou des inconvenances de campagnard maladroit. A la fierté hautaine et à quelques-uns des préjugés d’un baron féodal, il associe le plus sincèrement du monde les idées ou les rêves d’un philanthrope démocrate à moitié socialiste. Le goût qu’il inspire à Mme de Rochefort tient sans doute en partie à l’agrément qu’il lui procure d’un contraste marqué avec le plus cher de ses amis, c’est-à-dire avec le duc de Nivernois. Autant celui-ci est élégant et posé de ton, de langage et de manières, aimable et gracieux avec dignité, attentif à ne blesser personne, sa chant sans effort apparent plaire à tout le monde, tel en un mot que le peint lord Chesterfield quand il le recommande à son fils comme le modèle accompli de l’homme de bonne compagnie, autant le marquis de Mirabeau est inégal et imprévu, tour à tour impétueux ou glacial dans son langage et ses attitudes, disant et écrivant tout ce qui lui passe par la tête, se reconnaissant lui-même le plus grand gesticulateur qui fût jamais. « Depuis les fameux géans de don Quichotte, je n’ai guère, dit-il, trouvé d’émules en ce genre d’expression. » Avec cela, assez bonhomme pour ne point s’offenser si l’on se moque de sa faconde, inépuisable quand il est en veine, et de ses idées, souvent plus bizarres que lucides. C’est ainsi qu’il rappelle naïvement à Mme de Rochefort ce mot d’un