Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune Français revenant de Genève, au tour d’esprit calviniste et germanisant, qui effectivement devait faire sourire les habitués des salons de Mme d’Houdetot et de M. Suard. Par sa naissance, par toutes ses fibres bourgeoises et protestantes, M. Guizot appartenait nécessairement à la révolution française; il vivait avec ceux qui en avaient partagé les espérances, mais déjà il commençait à distinguer, à choisir dans ce grand héritage mêlé de chimères, de théories décevantes et d’excès. C’était un fils de la révolution qui n’avait rien de révolutionnaire, qui, par un instinct naissant de philosophe conservateur ou d’historien, se sentait choqué de ce qu’il y avait eu d’exclusif, de désordonné dans cette violente crise de la société française, dans cette rupture radicale avec le passé, et même en subissant l’attrait de ce « pur et patriote parti » de 89 dont il parle, de ces constituans qu’il rencontrait quelquefois dans les salons, il les jugeait peut-être avec une sympathie mêlée de sévérité puritaine pour leurs illusions et leur insuffisance.

Moralement, M. Guizot se séparait encore plus de l’empire et de ce monde impérial qui se déployait avec ses splendeurs brutales. Il n’avait nullement à s’en plaindre, il est vrai : il lui devait d’être avant vingt-cinq ans et après quelques minces essais littéraires professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, il n’avait trouvé que bonne grâce auprès du grand-maître de l’Université, M. de Fontanes, « ce courtisan raffiné d’un glorieux despote, qui se tenait pour satisfait quand il avait prêté à l’adulation un noble langage, » et qui ne laissait pas d’aimer, d’honorer l’indépendance quand il la rencontrait chez les autres, même chez les jeunes gens; mais enfin, en acceptant ces faveurs, M. Guizot n’avait pas la fascination de l’empire, et il le prouvait dès le premier jour en se défendant de parler de l’empereur dans son discours d’ouverture à la Sorbonne. Étranger à la révolution par son âge, il était encore plus étranger à l’empire par ses idées. L’instinct du lettré et du libéral protestait secrètement en lui contre un régime qui montrait « trop d’arrogance dans la force, trop de dédain du droit, » trop de mépris pour la dignité humaine, pour l’indépendance de l’esprit, et qui avait la puérilité de guerroyer contre Mme de Staël au moment même où il dominait le monde.

C’était en réalité un jeune homme intelligent et actif, cherchant sa voie avec indépendance, considéré pour son esprit, mêlé aux sociétés du temps, et de préférence à celles de l’opposition, assez habile en définitive pour devenir en peu d’années, de simple précepteur dans une famille suisse, professeur à la Sorbonne, et mettant de la gravité en tout, même dans ce qui a été, je pense, l’unique roman de sa vie, dans cette mystérieuse et délicate colla-