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à son gré, trop disputée à la pure lumière par les nuages. Dans son Endymion, il s’est jeté à la mer, il le dit lui-même, la tête la première, pour mieux voir les beaux abîmes, pour mieux percevoir les sons mystérieux. Relisez la pièce du Rossignol, elle vous apportera les senteurs des fleurs entr’ouvertes par une belle nuit d’été, les riches vocalises de l’oiseau qui répand son âme dans ses chansons. Jeffrey avait bien raison de dire, quoiqu’il l’ait dit trop tard, que la lecture de Keats était une sûre épreuve pour reconnaître en soi le sentiment poétique; mais il y a excès dans tout cela, et Keats n’avançait-il pas lui-même que la poésie doit être excessive, qu’elle doit ôter la respiration au lecteur plutôt que de le rendre content[1] ? De là tant d’étoiles, de rayons, de primevères, qui rappellent l’art des bouquetières ou les travaux d’orfèvrerie. De là tant de sourires, de rougeurs, de larmes, dont on empâte la poésie comme on fait des conserves de roses. Tel poète écrit une page sur une ombre qui effleure le front d’une jeune fille; tel autre dans une vingtaine de vers court après un soupir qui se perd dans l’air, et il s’évapore lui-même avec sa pensée. Ce sont les spasmodiques de l’école de Keats, tout aussi capricieux, mais plus nombreux et plus coquets surtout que les spasmodiques de l’école de Shelley. Les uns et les autres (il y en a encore) oublient de traiter un sujet; les uns et les autres veulent bâtir des palais d’agate, d’onyx et de lapis-lazuli, mais leurs palais n’ont pas même de fondations ni de toit.


II.

La description que nous venons de faire d’une crise du goût n’intéresse pas seulement le public anglais ; elle peut prétendre à un autre résultat, celui d’avertir indirectement nos poètes, qui ne sont pas restés étrangers à ces raffinemens maladifs, en particulier aux travers du dilettantisme connaisseur et dégustateur, de la fausse originalité cachant des imitations trop réelles, du sacrifice trop constant de la pensée à l’image. Toutefois, quand nos observations n’auraient d’opportunité que pour les amis de la belle langue de Shakspeare, et quand cette sorte de maladie d’esprit dont nous avons entretenu nos lecteurs serait endémique et purement anglaise, nous aurions encore rendu quelque service au public en imposant des limites à certaines admirations excessives, et nous l’aurions préparé à dégager aisément dans M. Robert Lyt-

  1. The Life and Letters of John Keats, London 1867, p. 86. Lord Houghton a enrichi de nouveaux morceaux cette seconde édition d’un livre très intéressant que lui doit la littérature de notre siècle.