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l’esprit lui-même que des noms abstraits représentant des causes inconnues. Ainsi l’extériorité était partout, l’intériorité nulle part. Tel était le point de vue du XVIIIe siècle, tel est celui qui reparaît de nos jours à côté de nous. Si Maine de Biran a combattu partout cette doctrine, on ne peut pas dire que ce soit pour l’avoir ignorée ou méconnue, ou pour en avoir été séparé par des préjugés théologiques. C’est dans cette doctrine précisément qu’il a été élevé et nourri, c’est celle qu’il a professée pendant toute la première période de sa carrière. Bien plus, ce n’est pas par une influence extérieure, par esprit de révolte ou par rupture soudaine qu’il s’est séparé de cette philosophie; c’est par un progrès naturel, c’est en croyant l’approfondir et la développer, c’est en y appliquant une analyse plus exacte et plus rigoureuse; depuis longtemps il l’avait dépassée qu’il croyait y être encore. C’est ainsi que dans son Mémoire sur l’hahitude, où à chaque page il se donne comme le disciple de Condillac et de Tracy, il n’est pas difficile à celui qui connaît sa philosophie future d’en découvrir non-seulement les germes, mais les principes essentiels sous la terminologie de Condillac, encore conservée. Rien ne prouve mieux l’insuffisance du principe matérialiste et sensualiste que ce progrès spontané et régulier de la pensée qui conduit un Biran et un Cabanis[1] à s’élever d’eux-mêmes au-dessus de leurs propres principes jusqu’à une philosophie plus délicate et plus haute

Ce fut donc par le mouvement régulier de sa pensée et sans savoir même où il serait conduit que Biran fut ramené pas à pas du point de vue objectif au point de vue subjectif, de l’extérieur à l’intérieur. La profonde philosophie chrétienne avait depuis longtemps avec saint Paul distingué l’homme extérieur et l’homme intérieur, le vieil homme et l’homme nouveau, la chair et l’esprit; mais cette distinction mystique et morale n’avait point pénétré en métaphysique. Descartes lui-même, malgré le cogito, n’avait guère fait que traverser un instant le point de vue de l’intériorité, et avait immédiatement passé à la chose pensante, à la chose en soi, pour parler le langage de Kant. Leibniz était plus près de ce point de vue; toutefois Biran, dans son écrit admirable sur ce grand philosophe, nous le montre encore plus attaché à l’idée de la substance qu’à celle du sujet pensant. En général, pour les métaphysiciens, l’âme était considérée non comme un sujet, mais comme un objet, objet de raison pure, non des sens, mais toujours conçu et aperçu du dehors, non du dedans.

Les grands métaphysiciens, quel que soit leur langage, ne peu-

  1. On sait que Cabanis, si franchement matérialiste dans les Rapports du physique et du moral, est parvenu à une philosophie toute différente dans sa Lettre à Fauriel sur les causes premières.