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la Salamandre, les transportèrent au Pirée. Ils y furent mal reçus. Les journaux qui ne cessaient d’annoncer les victoires de l’insurrection trouvèrent commode d’accuser ces malheureux de trahison ; une foule menaçante s’amassa sur le quai, et quand mirent pied à terre les premiers détachemens de volontaires, ils furent accueillis à coups de pierre et à coups de bâton, au milieu de furieuses clameurs. Leurs traits hâves, leur maigreur, leurs pieds nus, leurs vêtemens en lambeaux, rien ne put toucher ces forcenés. La police et la troupe intervinrent, mais trop tard ; il y avait déjà trois ou quatre morts et une trentaine de blessés.

Les meneurs athéniens, on le devine à cette cruelle explosion d’orgueil blessé, avaient cru que le retour de ces cinq ou six cents volontaires marquait la victoire définitive de Moustafa-Pacha. Ce fut tout le contraire qui arriva. Ce qu’il y avait parmi les volontaires d’hommes énergiques demeura en Crète ; les autres, tous ceux dont la santé ou le caractère n’était point à la hauteur de la tâche qu’ils avaient étourdiment entreprise, n’étaient déjà plus qu’un objet de défiance pour la population et une cause d’embarras pour les chefs. Depuis lors, l’insurrection n’eut plus guère pour soldats que des Crétois. C’étaient des paysans dont chacun se procurait ses vivres et ses munitions ; entre deux combats, ils retournaient chez eux reprendre les travaux des champs. Dans ces conditions nouvelles, les Crétois ne pouvaient plus songer à frapper de grands coups, mais en même temps ils présentaient moins de surface ; ils étaient plus en mesure de prolonger cette petite guerre de surprises et de nocturnes alertes qui finissent par épuiser même les meilleures armées. C’est ce que prouve la suite des opérations et l’impuissance à laquelle aboutirent l’un après l’autre Moustafa et ses successeurs. Une fois sur la côte sfakiote, le commissaire impérial, pour faire croire qu’il était maître de tout le pays, désira revenir à La Canée par terre, en traversant Sfakia. Les Sfakiotes étaient gens avisés qui ne voulaient point voir détruire leurs villages ; on comprenait aussi parmi les insurgés qu’il importait de préserver de la dévastation ce district, qui devait, en cas de défaite, servir à l’insurrection de dernier réduit ; il y eut donc une convention de conclue, à la suite de laquelle le pacha, sans faire de détours à droite ni à gauche, se rendit du bourg de Sfakia à Askyfo, et d’Askyfo à Prosnéro par Krapi ; encore fut-il attaqué dans ce dernier défilé par un corps d’insurgés qui fit éprouver quelques pertes à son arrière-garde. Il ne laissa d’ailleurs point de garnison sur le territoire sfakiote, et cette marche militaire, qui semblait n’avoir été possible que par la tolérance des Sfakiotes et sous certaines conditions imposées par eux, n’ajouta point au prestige des armes ottomanes.