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blocus. Le soir venu et le soleil couché, les navires turcs, dix fois pour une, rentraient au port.

Ce fut là vraiment la cause qui permit à l’insurrection de durer. Les mérites des chefs, hellènes ou crétois, n’y furent pas pour beaucoup. Aucun d’eux ne s’éleva au-dessus du rôle d’un capitaine de guérillas plus ou moins actif, plus ou moins heureux. Pour ce qui est du gouvernement provisoire, ce ne fut guère, la lutte une fois commencée, qu’une fiction constitutionnelle ; les citoyens qui le composaient furent bientôt dispersés par les événemens. Quant à Bouboulaki, avec sa plume qui semblait courir d’elle-même et sa petite imprimerie qu’il chargeait sur un mulet dès que les Turcs arrivaient, il ne cessait d’émettre des proclamations au nom du gouvernement provisoire ; c’était en son nom qu’il publiait le petit journal intitulé la Crète, avec cette ambitieuse épigraphe : Èγευθερία η θάνατος, la liberté ou la mort. A cela se borne à peu près tout le rôle de ce gouvernement, auquel personne n’obéit et qui ne cherche même pas à se faire obéir. Chaque province, on pourrait presque dire chaque village, agit de son côté et pour son compte. Les capitaines se donnent parfois des rendez-vous ; on commence la plupart du temps par y échanger des récriminations, puis on arrive à se concerter tant bien que mal pour l’offensive ou la défensive ; mais ce concert n’est jamais que momentané, et dans l’exécution chacun modifie, selon son caprice et ses convenances, les détails du plan que l’on avait adopté dans le conseil.

Le vrai centre de cette résistance décousue et morcelée, mais opiniâtre et toujours renaissante, qui devait finir par user deux des hommes les plus considérables de la Turquie et deux belles armées, ce ne fut point Sfakia ; la décadence de Sfakia, déjà visible depuis la guerre de l’indépendance, devait paraître davantage encore dans cette lutte : ce fut Sélino et surtout ce.que l’on appelle la Rhiza (racine), c’est-à-dire le versant septentrional des Monts-Blancs, celui qui regarde La Canée. Il y a là, au cœur des montagnes, au-dessus d’étroites et profondes vallées, des villages qui fournirent à l’insurrection ses plus hardis capitaines et ses plus adroits tireurs. Ce sont Lakkos, Meskla, Zourva, Drakona, fortes positions qui ont cet avantage que leurs défenseurs, quand ils se sentent trop vivement pressés, peuvent se replier sur le petit plateau à peu près inaccessible que l’on appelle l’Omalo. De l’Omalo, on peut gagner, par des sentiers plus faits pour la chèvre sauvage que pour le pied humain, soit Sfakia, soit Sélino. Ce fut de ce côté qu’après la chute d’Arkadi le commissaire impérial résolut de pousser une attaque qui dégageât les abords de La Canée et refoulât l’insurrection dans les hautes montagnes, où, pensait-il, elle mourrait de misère et de