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Il y a une grande part de vérité dans ces reproches, et nous n’ayons aucune peine à reconnaître que la démocratie, poussée à l’extrême, serait la négation même de toute justice et de tout ordre social ; mais on en pourrait dire autant de tous les autres modes de suffrage et de toutes les autres formes de gouvernement. Chacune a ses vices particuliers, qui deviendraient intolérables, si l’institution pouvait se développer jusqu’à ses dernières conséquences, et si la nature des choses ne mettait un frein salutaire à la logique exclusive des principes. Il faut toujours dans une société politique qu’il y ait un élément qui domine un peu au détriment des autres. Dans tel gouvernement, c’est la richesse ; dans tel autre, c’est l’intelligence ; ailleurs encore, c’est la naissance, l’autorité d’un corps établi ou la faveur d’un prince ; dans la démocratie, c’est le nombre qui est l’élément prépondérant et souverain. Est-ce à dire que dans la démocratie toutes les autres influences soient rendues impuissantes ? est-ce à dire que le suffrage universel soit incompatible avec cette justice distributive que la nature elle-même nous enseigne, et à laquelle elle plie malgré eux les peuples qui voudraient la méconnaître ? Il nous paraît au contraire qu’en dépit de tous ses défauts théoriques le suffrage universel, sincèrement et librement pratiqué, est de tous les systèmes de suffrage celui qui assure le plus libre jeu aux lois de l’équité naturelle.

L’institution du suffrage universel ne répond pas toujours très fidèlement à son principe. Elle est sans doute l’application de cette doctrine absolue qui ne veut pas voir de différence entre les créatures humaines, et qui croit faire acte de justice en nous refoulant tous au même niveau ; mais cette égalité rigoureuse, qui est le dogme idéal de la démocratie, elle ne parvient pas à la réaliser dans les sociétés humaines, elle ne peut pas la transporter des idées dans les faits. On peut bien mettre l’égalité dans le droit, on ne peut pas la mettre dans le pouvoir. La mît-on dans ce pouvoir même, quel moyen de la faire passer dans l’usage que chaque citoyen peut en faire ? Qu’on égalise tant qu’on le voudra les conditions, on n’égalisera ni les intelligences ni les caractères. L’inégalité, exilée de partout, se réfugiera dans ce dernier asile ; elle subsistera en dépit de tous les efforts que la législation fera pour la détruire. C’est qu’il est impossible de violer les lois de la nature ; elles ne tiennent pas compte de tous les systèmes que les hommes combinent pour les enchaîner, et les sociétés qui veulent s’en affranchir les subissent elles-mêmes sans le savoir.

Voilà pourquoi le suffrage universel n’est pas aussi dangereux qu’on se l’imagine sur la foi des théories. L’espèce d’égalité qu’il établit dans le droit électoral n’est ni oppressive ni tyrannique,