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comprendre que l’auteur du Caïd était né pour mettre en musique Hamlet ?

Nous approuvons si bien pour notre part cette manière de sentir toute française, que nous serions capable de la pousser Jusqu’à l’exagération. Ainsi, point de demi-mesure ; une fois en train d’exclure l’étranger, nous nous serions fait un cas de conscience de souffrir qu’un maître si vraiment français empruntât son sujet à Shakspeare, nous aurions dit, comme le public de la Porte-Saint-Martin en 1821 : « À bas les Anglais ! point d’étrangers en France ! » À la muse toute française de M. Ambroise Thomas, nous eussions voulu imposer un sujet tout français : Gabrielle de Vergy par exemple, ou le Siège de Calais, ou Pharamond ! Malheureusement il y a de ces affinités électives contre lesquelles rien ne peut, même le sentiment du patriotisme le plus éclairé. M. Ambroise Thomas, écrivant jadis le Songe d’une nuit d’été pour l’Opéra-Comique, saisit cette occasion de lier avec Shakspeare une amitié qui ne devait plus se démentir, et qui, espérons-le, n’a point encore porté ses derniers fruits. Ce Shakspeare amoureux de la reine Elisabeth, et que la terrible fille d’Henri VIII visite au clair de lune, comme Diane Endymion, ce poète sensible et troubadour promit à son musicien de ne plus jamais le quitter ; à dater de ce jour, l’intimité fut complète, il ne tint qu’à M. Thomas de croire, comme on dit, que c’était arrivé ! C’est ce Shakspeare-Elleviou, philosophe et ténor, qui probablement aura depuis conseillé à son maestro d’écrire une partition d’Hamlet. Quelle partition ? On le devine, l’Hamlet qu’on devait attendre du Shakspeare vert-galant et diable à quatre, qui boit et bat, compère et compagnon avec sir John Falstaff, et que les reines d’Angleterre s’en vont relancer jusque dans la taverne de la Sirène pour lui donner dans leurs jardins de Windsor le baiser de Marguerite d’Ecosse à Alain Chartier ! On ne saurait faillir à son origine ; le nouvel Hamlet avait donc de qui tenir et se comporte en fils de son père. Il met en romance to be or not to be, ne donne pas aux comédiens des leçons d’esthétique, mais leur apprend à sabler le Champagne sur l’air de bonsoir, monsieur Pantalon ! et il ne lui manque pour être complet que d’épouser Ophélie au dénoûment, de même que Mignon épouse Wilhelm Meister. Il ne se marie pas, c’est grand dommage ; en revanche, il vit et règne : ainsi le veut, l’ordonne le fantôme qui, non content du rôle psychologique et tout abstrait que Shakspeare lui assigne dans son drame, s’arrange cette fois de manière à tout régler par lui-même, et vient à son de trompe proclamer devant ses peuples les décrets qu’il a rédigés dans la tombe à tête reposée. Rien de plus amusant d’ailleurs que ce spectre. Ce n’était pas à M. David qu’il eût fallu confier ce rôle, c’était à M. Sainte-Foy. On dirait en effet le comique d’une féerie du Châtelet. Vous le voyez bardé de fer et coiffé symboliquement d’un heaume à deux cornes, aller, venir, soigner ses effets de