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courtoisement croiser le fer, n’est point, tant s’en faut, pour le jeune prince un adversaire indifférent. Hamlet, ravageant sa famille, a fait de lui un autre champion du droit de vengeance ; de plus, naguère encore et jusque dans la fosse d’Ophélie, il l’a cruellement outragé. En outre l’antipathie du roi n’est pas un mystère. D’un instant à l’autre, un message d’Angleterre peut arriver, annonçant l’exécution de Guildenstern et de Rosenkrantz, mis à mort au lieu et place du neveu de Claudius, et alors quelles explications formidables, décisives ! La crise, toujours et partout éludée, s’avance, menace ; mais Claudius a pris les devans, Hamlet retarde sur lui, et ce flair propre à son organisme évente un danger prochain. Toutefois à ce pressentiment aucune crainte ne se mêle, son courage reste intact ; il brave les présages, s’en remet à la Providence. « Il y a une providence spéciale pour la chute même d’un passereau ; si mon heure est venue, elle n’est point à venir ; si elle n’est point à venir, elle est venue. Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure ? » Sa voix intérieure lui dit que le moment approche où son destin va s’accomplir et que dans l’enfantement de son action il périra. Rappelons-nous les paroles qu’il prononce dans la fosse d’Ophélie, au moment où Laërte lui saute à la gorge. « Ote tes doigts, je te prie, car, bien que je ne sois hargneux ni violent, il est en moi quelque chose de dangereux qu’un adversaire fera bien de ne pas affronter ! » Allusion à cette force mystérieuse, sacrée, dont le destin l’investit et qui le possède jusqu’à l’heure de sa délivrance. Un fantôme a fait appel à lui, et depuis cet instant il se débat dans la confusion de son pauvre être, fantôme lui-même à ses propres yeux ; mais si misérable, si troublé, si désolé qu’il soit, il se sent au cœur une énergie démoniaque capable de défier tous les périls jusqu’au jour de double rédemption qui, délivrant le père des flammes du purgatoire, tirera également le fils de son abîme de souffrances. Jusqu’au dernier moment, Hamlet reste fidèle à l’indécision de sa nature, et seulement sous le coup de la mort, atteint par l’arme empoisonnée de Laërte, il se précipite, avant d’expirer, sur Claudius et tue l’infâme. Il était temps. L’acte de vengeance, de justice, qu’il n’eût jamais peut-être accompli de sang-froid, il le consomme au paroxysme de sa douleur, quand sa blessure crie et que le sang l’étouffé, alors que la reine agonise après avoir vidé la coupe préparée par le roi, trois fois déclaré coupable devant toute la cour, et dont les derniers crimes constatent le premier. L’acte est public, solennel, complet, le doute a fait son temps, le volcan a vomi sa lave.

Cet éternel retardement, cause de tant de tortures intérieures, il le paie à présent de sa vie ; mais sa mort ne le diminue pas. On