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Leurs sommets appartiennent à Dieu ; mais en revanche tout leur parcours, forêts au vert lugubre, torrens, champs de neige, précipices, abîmes, appartient au diable. La plane l’esprit du vertige et de l’hallucination sous toutes ses formes. Les montagnes ont eu de tout temps le privilège d’inspirer à l’homme les sentimens les plus malfaisans pour lui-même, ceux qui le poussent le plus fatalement à sa destruction, une équivoque curiosité, un hystérique amour du danger, la vanité du courage inutilement dépensé. Les légendes populaires sont pleines d’histoires poétiquement sinistres d’âmes perdues par cet attrait inéluctable que les montagnes exerçaient sur elles. Aussi est-il arrivé aux montagnes la singulière aventure qui arrive à tout ce qui est trop grand en ce monde, c’est qu’elles ont trouvé leur poésie non dans ce qu’elles ont de supérieur, mais dans ce qu’elles ont d’inférieur. Elles sont faites pour inspirer les émotions les plus graves et les plus solennelles, mais seulement, paraît-il, aux âmes qui ont une analogie avec elles et qui ont gravi les sommets les plus élevés de la méditation ; car, pour les populations qui vivent au pied des monts, elles ont toujours été beaucoup moins frappées de leur caractère divin que de leur caractère diabolique. Ignorant que la source de ce qui vivait de meilleur en elles, simplicité de mœurs, débonnaireté patriarcale, piété, patience, amour du travail, descendait directement des sommets, ces populations ont toujours regardé les montagnes avec effroi, et n’ont vu en elles que des puissances fatales à leur âme comme à leur corps. Cela se voit aux noms dont les a gratifiées l’imagination populaire, noms de damnés et-de fantômes, le Mont-Perdu, la Maladetta, la Silberhorn, la Jungfrau. M. Michelet, dans la première partie de son livre, a noté excellemment cette impression que les montagnes ont faite de tout temps sur les natures naïves et incultes. « Le montagnard, dit-il, ne voit pas sa montagne-comme nous. Il lui est fort attaché et il y revient toujours, mais l’appelle le mauvais pays. Les eaux blanches et vitreuses de rapidité farouche qui s’échappent en bondissant, il les nomme les eaux sauvages… Les glaciers étaient jadis un objet d’aversion, on les regardait de travers. Ceux du Mont-Blanc s’appelaient en Savoie les monts maudits. La Suisse allemande, en ses vieilles légendes de paysans, met les damnés aux glaciers. C’était une espèce d’enfer. Malheur à la femme avare, au cœur dur pour son vieux père, qui l’hiver l’éloigné du feu ! En punition, elle doit avec un grand chien noir errer sans repos dans les glaces. Aux plus cruelles nuits d’hiver où chacun se serre au poêle, on voit là-haut la femme blanche qui grelotte, qui trébuche aux pointes aiguës des cristaux… La légende Scandinave, de génie haut et terrible, a fantasquement exprimé les effrois de la montagne. Elle est pleine de trésors gardés par des gnomes affreux, par un nain de force énorme ; Au château des monts glacés trône une impitoyable vierge qui, le front ceint de diamans, provoque tous les héros, et rit d’un rire plus cruel que les traits aigus de l’hiver. Ils montent, les imprudens, ils