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l’oublions pas, l’amour, tel que la civilisation l’a fait, n’est pas seulement Vénus tout entière à sa proie attachée, c’est un composé bizarre où entrent, avec l’emportement des sens et l’attrait païen de la beauté, mille accords indéfinissables, une étrange soif d’émotions et même de souffrances ; la jeunesse ne suffit pas pour l’exciter, il y faut une éducation accomplie et une longue expérience. D’où viendrait sans cela le dangereux empire des femmes déjà entrées dans l’orageuse saison de la vie, qui, n’ayant plus la virginité de l’âme et du corps, remplacent ces fleurs du printemps par une science profonde des subtilités de la passion et des raffinemens amoureux ? Camille ne saurait lutter contre Léa, et ne songe pas même à l’essayer. Cependant son rôle, insignifiant jusque-là, se transforme en un moment. Le cri de Forestier dès qu’elle apparaît : « Paul veut fuir avec Léa ! » est pour elle une initiation. Tout à l’heure encore ce n’était qu’une enfant, cette première et mortelle douleur fait éclore en elle la femme en un clin d’œil. Elle voit, quand le rideau de l’illusion se déchire, le gouffre qui la sépare de Paul ; elle ne supplie pas, elle ne se défend pas, elle contemple la fatalité de sa destinée, les débris à jamais épars sur le sol de son bonheur anéanti, et elle se résigne. Cette résignation, plus forte que la résistance, brise enfin l’opiniâtreté de son mari, qui s’enfuit, laissant, comme toutes les natures faibles, son sort à décider à d’autres. Pitoyable et inutile abdication : qu’importe en effet qu’il demeure ? En aimera-t-il moins Léa ? Ce sacrifice arraché est-il de ceux qui se puissent accepter ? Camille pourra-t-elle lui infliger à perpétuité le supplice d’un amour qu’il ne partage pas ?

Aussi, lorsqu’elle revoit encore une fois Mme de Clers, qu’elle croit complice de Paul, Camille ne trouve pas dans son cœur incapable de haine un reproche, un mot amer à lui adresser. Son sacrifice est fait, l’abandon est son lot et la mort son refuge souhaité :

Si Dieu me rappelait, vous seriez réunis,
Heureux, et moi du moins, mes maux seraient finis.
Oh ! quelle volupté de mourir de la sorte !
Vous ne l’oublîriez pas, votre petite morte.
Paul me pardonnerait, et parfois en songeant
Dirait : Elle m’aimait pourtant, la pauvre enfant !


Vainement Mme de Clers se déclare résolue à fuir, cette fois volontairement et pour ne revenir jamais, que dis-je ? à relever entre elle et Paul l’obstacle d’un second mariage, à tout faire enfin pour le guérir de l’amour par le mépris. Entre ces deux femmes, dont les sentimens se heurtaient il y a quelques instans à peine avec violence, c’est maintenant une rivalité d’abnégation et des effusions de tendresse sous le poids d’un malheur commun ; mais absente ou présente, adorée ou haïe, Léa n’occupera-t-elle pas toujours souverainement le cœur de Paul ? Camille le comprend, et, décidée à lui rendre à tout prix la liberté, elle s’apprête à mourir en lui