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hasardaient l’un après l’autre dans la passe en suivant le sillage tracé par le vaisseau amiral étaient des frégates cuirassées : c’étaient le Mariz-e-Barros, le Tamandaré, le Bahia, le Herval, le Colombo, le Cabral, remorquant un mortier posé sur un radeau, le Barroso, le Silvado et le Lima-Barros, fermant l’arrière-garde. Les navires en bois, restés prudemment en aval, se contentaient de lancer des boulets et des bombes sur les ouvrages de Curupaity, tandis que les noirs vaisseaux cuirassés remontaient en silence le rapide courant du Paraguay. Les drapeaux flottaient orgueilleusement à l’arrière des frégates, mais artilleurs et matelots restaient cachés sous les grandes carapaces de fer ; les canons eux-mêmes avaient été mis à l’abri, les sabords étaient fermés, des sacs de sable protégeaient les bordages contre le choc des boulets ennemis. Afin de diminuer encore les risques d’avarie, l’amiral avait donné l’ordre à ses navires de longer au plus près la berge de Curupaity, haute d’environ 10 mètres ; il espérait que, grâce à cette manœuvre, la flotte, composée tout entière de bâtimens peu élevés sur l’eau, passerait au-dessous des projectiles lancés par les Paraguayens.

Toutefois les artilleurs du fort guettaient leur proie, et, dès qu’une ravine de la berge, une courbe de la rivière, un faux mouvement du timonier, leur permettaient de diriger la gueule des canons vers les navires brésiliens, leurs boulets allaient frapper en pleine armure. L’hélice du Colombo est brisée, sa machine ne fonctionne plus, et la lourde masse commence à redescendre le courant ; il faut que le Silvado aille à son secours et prenne l’immense épave à la remorque ; le Lima-Barros est frappé de 45 coups de canon ; le Brasil et le Herval subissent aussi des avaries graves ; les cuirasses de plusieurs frégates sont ployées et défoncées ; un projectile entre dans la tourelle du Tamandaré, emporte le bras du capitaine et blesse les hommes qui l’entourent. Pendant les quarante minutes que les onze vaisseaux mettent à franchir le terrible défilé, ils ne reçoivent pas moins de 263 coups tirés à demi-portée par les 18 canons de Curupaity. Enfin ces batteries, qui ont arrêté deux années durant toutes les forces du Brésil, sont dépassées, la flotte arrive en lieu tranquille, loin des boulets qui plongent en sifflant dans les eaux du fleuve, et les matelots, remontés sur le pont, se félicitent à grands cris.

Était-ce donc un triomphe que venait de remporter le Brésil ? On l’eût dit au premier abord, et la presse officieuse de Rio-de-Janeiro s’empressa de célébrer la chute prochaine de la forteresse du Paraguay et la capture inévitable du maréchal Lopez ; on comparait l’amiral Ignazio forçant le passage de Curupaity au vieux Farragut passant victorieusement sous le feu des cent pièces de Port-Hudson,