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IV

L’histoire offrirait d’assez nombreux exemples d’une population considérable et vaillante, comme celle des Pays-Bas sous le duc d’Albe, contenue dans l’obéissance par une armée, d’une poignée d’hommes disciplinés domptant avec une extrême facilité et fatiguant par la promptitude de leur action les résistances éparpillées d’un pays frémissant. Ce qui ne s’est jamais rencontré qu’une seule fois, du moins au même degré, c’est l’exemple d’une grande nation se laissant gouverner par la hache aux mains d’une imperceptible minorité, pendant une année entière docile à la mort et comme fascinée par l’échafaud. Peut-être n’avait-on jamais vu jusqu’alors les bandes errantes et désœuvrées d’une grande ville s’emparer de la puissance, la garder longtemps, faire accepter leur direction d’un bout à l’autre du pays ; l’écume d’un peuple, portée à la surface par trois ans d’agitation, s’y maintenir et revêtir les apparences d’un gouvernement constitué ; des autorités tumultueuses, comme celles qu’on voit surgir à l’improviste en un jour d’anarchie s’installer et fonctionner presque régulièrement, se reproduire en petit et bourgeonner, pour ainsi dire, jusque dans les localités les plus éloignées, au point de faire croire qu’elles étaient et qu’elles voulaient être définitives. Ce qu’on n’avait jamais vu, c’est un pouvoir si absolu exercé par un gouvernement non-seulement dépourvu de tout ce qui fait la force et donne l’ascendant, mais divisé d’avec lui-même, qui se mutile de jour en jour et qui ressent le premier la terreur qu’il inspire aux autres. Il y a là un fait si étrange qu’il déconcerte la pensée encore plus qu’il ne l’effraie, et qu’il imprime à la révolution française un caractère unique. Pour rendre raison d’une telle merveille, ici d’audace et là d’obéissance, beaucoup d’historiens n’ont su qu’imaginer la rencontre inouïe d’une masse avilie par la peur et les mauvais sentimens, le libertinage, la vanité, l’impatience d’une situation famélique, avec un groupe d’hommes également hardis et pervers. Cette explication, M. de Sybel l’accepte et s’y tient ; il l’eût découverte, si elle eût été à découvrir, tant il est convaincu qu’il n’y avait que corruption en France. La France a été le théâtre de la révolution parce qu’elle ne renfermait que des classes supérieures préparées par leur dégradation à tout subir, une populace où le déchaînement des instincts bestiaux n’avait rien laissé d’humain, enfin une catégorie d’hommes qui, par leur scélératesse sans mélange, forment une exception unique dans la nature. Depuis les premiers promoteurs de la révolution jusqu’à ceux qui la poussent aux abîmes, aveugles ou méchans, dupes ou criminels, tels