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III.

Est-ce seulement parmi ces grandes agglomérations d’agens et d’ouvriers qui font des six compagnies de chemins de fer français presque des corporations officielles et de petits états dans l’état, qu’il est utile de saisir à l’œuvre l’esprit et les sentimens qui animent les classes laborieuses ? Pour se rendre un compte exact de l’influence que les dispositions dont nous avons blâmé la tendance peuvent exercer sur les progrès du travail général et de l’initiative individuelle, il faudrait non-seulement poursuivre cette enquête dans d’autres compagnies industrielles, mais réunir en un faisceau de preuves une multitude de cas particuliers, d’exemples choisis dans toutes les catégories du travail. Pour s’en tenir aux points les plus saillans, quelques faits récens qui ont mis dans tout leur jour les communs désirs de nos ouvriers vont nous donner des lumières suffisantes sur les mœurs des ateliers ; nous voulons parler des grèves qui ont eu lieu dans un grand nombre de professions pour obtenir une augmentation de salaire et une réduction des heures de travail.

Les grèves, instrument redoutable dont les ouvriers tirent partout le même parti, en Angleterre, aux États-Unis aussi bien qu’en France, n’ont certainement pas produit chez nous leurs plus fâcheux effets. Les troubles de Roubaix, tout affligeans qu’ils soient, n’atteignent pas à la culpabilité des actes que l’enquête sur les unions’ trades révèle en Angleterre, et dont les études publiées récemment par M. Collin dans la Revue ont présenté le hideux tableau. Les grèves de New-York nous ont aussi montré combien les prétentions, des ouvriers américains dépassaient celles de nos cochers et de nos tailleurs, et l’appel à la force, tenté par des électeurs mécontens de n’avoir pas imposé à leurs représentans le mandat impératif de fixer législativement le tarif aussi bien que le nombre des heures de travail, a pu nous révéler un des dangers sérieux de la démocratie américaine. Certes nous ne nous sommes pas montrés jusqu’à présent favorables à l’action de l’état en matière d’assurance et de patronage ; nous avons revendiqué assez haut le droit inhérent à la nature de l’homme, inscrit d’ailleurs dans la loi, et qu’il doit toujours avoir de disposer librement de lui-même : cela nous met à l’aise pour juger les dernières grèves. Ce qu’on a surtout pu reprocher justement à nos ouvriers en cette circonstance, ce qu’on peut leur reprocher encore malgré quelques symptômes plus favorables, c’est de manquer de libéralisme. On les voit toujours prêts à subir un certain despotisme en même temps qu’à l’exercer eux-mêmes,