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cela de s’emparer de la navigation du Danube. L’entreprise offrait des difficultés sans nombre ; l’énergie, l’activité, la foi du comte Széchenyi renversèrent tous les obstacles. Avant d’établir le pont de Pesth, de creuser le tunnel de Bude, de régulariser le cours de la Theiss, de couler à fond les masses de rochers nommées les portes de fer, avant de supprimer toutes les barrières qui empêchaient des relations directes entre la ville des Magyars et Constantinople, il fallait triompher du scepticisme et du découragement. A toute heure, à chaque incident nouveau, le comte Széchenyi était là. Ce fut toute une campagne qui mériterait un historien, une campagne semée d’épisodes douloureux, de péripéties émouvantes, mais enfin, grâce à tant de dévouement et de constance, une campagne victorieuse. le prince de Metternich, inquiet peut-être de cette fougue enthousiaste et de cet esprit public si héroïquement réveillé, ne pouvait refuser son admiration à ce vaillant personnage.

Au reste, en donnant ainsi l’essor aux forces matérielles et morales de la nation hongroise, le comte Széchenyi évitait avec soin les conflits politiques. Il était persuadé que la transformation sociale, le progrès des idées, le développement du travail et de la richesse publique amèneraient infailliblement une réforme décisive dans les rapports de l’Autriche et de la Hongrie. Engager trop tôt cette lutte avec la maison de Habsbourg, c’était s’exposer à tout perdre. Un jour viendrait, il n’en doutait point, où l’Autriche aurait besoin du concours des Magyars ; n’essayons pas, disait-il, de lui imposer aujourd’hui ce qu’elle nous demandera elle-même, ce qu’elle réclamera de nous comme un service, quand nous serons devenus ce que nous devons être. Plusieurs de ses émules, après l’avoir traité de rêveur au commencement de sa carrière, voyant désormais le succès de ses entreprises, lui adressaient des accusations tout opposées. Cette préoccupation des affaires n’était-elle pas l’indice d’un matérialisme dangereux ? Qu’était-ce que ce prétendu réformateur des Magyars avec son armée d’ingénieurs anglais ? N’y avait-il pas des intérêts plus élevés à poursuivre ? et ne fallait-il pas craindre que cette fièvre de créations industrielles ne détournât la nation du plus sacré de ses devoirs, c’est-à-dire de la revendication de ses droits ? Le comte Széchenyi dédaignait ces cris des impatiens comme il avait dédaigné d’abord les railleries des sceptiques. Malgré certaines contradictions apparentes dans sa conduite, malgré une disposition singulière à se passionner tout à coup et en même temps pour les choses les plus diverses, il était fidèle à une pensée première énergiquement conçue. Ces soubresauts d’enthousiasme n’étaient pas un symptôme de mobilité ; c’était la trace d’une imagination orientale unie à l’activité de l’Occident. Un jour