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de vous, veuillez songer aux conséquences. Je suis dans une bonne veine, je ne demande qu’à bien faire ; mais nécessité l’ingénieuse, a-t-on dit, inventa tous les arts. Il est de beaux métiers, il en est de méchans. Si par votre faute je devais renoncer à gagner honorablement mon pain, ma foi ! je me tirerais d’affaire comme je pourrais, car je suis décidé à vivre, je vous en avertis. C’est à quoi je vous prie de réfléchir.

Didier ne répondit pas, et les deux frères cheminèrent quelque temps en silence. Il y avait comme une rupture dans l’air ; un mot de plus, et c’en était fait. Ils pressentaient la crise l’un et l’autre, et, se livrant à leurs réflexions, ils n’avaient garde de desserrer les dents.

Bientôt ils atteignirent un endroit où le chemin était en réparation. Une douzaine d’ouvriers, Piémontais la plupart, s’occupaient à déblayer les débris d’un éboulement. Un tombereau dételé et chargé de gravats avait été placé en travers de la route et obstruait tout l’espace libre que laissaient entre eux deux gros tas de cailloux. S’adressant au charretier, qui, assis sur un des brancards, fumait sa pipe sans se déranger, Didier le pria poliment de lui ouvrir le passage. Le Piémontais, qui était un brutal, fit la sourde oreille. Didier n’était pas en humeur de rire ; il réitéra sa demande d’un ton vif. Le charretier prit la mouche ; ayant posé sa pipe, il ramassa son fouet, dont il leva le manche sur la tête de Didier. Celui-ci étendit le bras pour s’emparer du fouet, mais déjà Randoce s’était élancé à terre ; il fondit sur l’agresseur, qu’il saisit à la gorge, et, profitant de la surprise que lui causait cette brusque attaque, il le précipita au bas du talus, où le butor roula sans se faire de mal. Pensant qu’il reviendrait à la charge, Prosper l’attendit de pied ferme ; le charretier ne demanda pas son reste ; les pieds dans l’eau, il se contenta de vociférer et d’exhorter ses camarades à épouser sa querelle. Cette petite aventure avait rendu à Prosper toute sa belle humeur : les cheveux au vent, les poings serrés, il fit face aux manœuvres et leur cria d’une voix éclatante qui fit retentir tous les échos du défilé :

Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans.

Les terrassiers, qui se sentaient dans leur tort, n’eurent garde d’accepter son défi ; les uns se mirent à rire, les autres tirèrent la charrette de côté. Prosper s’élança d’un bond sur son cheval, et nos deux cavaliers se remirent en chemin.

Il suffit souvent de bien peu de chose pour changer le cours de ce que Descartes appelait nos esprits animaux. Didier, qui tout à