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ces habitudes systématiques, c’est une évidente monotonie. Quelque fécond que soit l’esprit, il est sous la tyrannie du système, et il tombe dans ce que j’appelais une sorte de rhétorique nouvelle, moins étroite sans doute que l’ancienne, moins réduite à une phraséologie vaine, mais aussi monotone. Le procédé est invariable, comme la théorie est absolue. La race, le milieu, les circonstances, la faculté maîtresse, tout se meut dans ce cercle. Dès que M. Taine aborde une époque ou un homme, on est certain d’avance du chemin qu’il va suivre, du procédé qu’il va employer, des idées qu’il va mettre en ligne, presque des couleurs et des images qu’il va déployer. On voit défiler le cortège, et ce qui a pu paraître nouveau, original dans les premiers essais de M. Taine finit à la longue par manquer de variété, non sans doute par une défaillance de talent, mais par suite d’un système qui conduit au parti-pris, à une monotonie d’autant plus sensible que, le nombre des facultés et des caractères essentiels étant restreint, on se trouve inévitablement amené à enfermer dans la même formule les hommes les plus divers.

De là une multitude d’interprétations à la fois très absolues et très incomplètes, uniformes et bizarres, qui présentent un homme ou une époque avec une précision trompeuse. Qu’a donc expliqué l’auteur quand il a découvert que la faculté maîtresse en Shakspeare est l’imagination ? Voici d’un autre côté le défilé de ceux chez qui le caractère prédominant est le don oratoire. Tite-Live est un orateur, Macaulay est un orateur, M. Cousin est un orateur ; par contre M. Guizot n’est pas un orateur, ou du moins il n’est pas rangé dans cette catégorie. Il y a mieux, M. Taine, emporté par sa théorie de la faculté maîtresse, vous prouvera que M. Cousin a forcé son talent en racontant la vie de Mme de Longueville et de Mme de Sablé, en traçant tous ces tableaux du XVIIe siècle où s’est jouée sa plume ; il trouve que le biographe de Mme de Chevreuse n’a rien fait autre chose que « verser sur notre tête toute une bibliothèque ! » Et c’est M. Taine qui écrit sur M. Cousin cette phrase singulière : « M. Cousin ressemble à un homme qui, après avoir manié des morceaux de plomb de trois cents livres, trouverait une petite masse de deux cents et dirait avec satisfaction : Celle-ci est légère ! » C’est pousser bien loin, on en conviendra, la passion de ne voir dans un homme qu’un seul don, une faculté prédominante.

Suivez l’auteur dans son anatomie des civilisations et des époques : comment s’explique la destinée de Rome ? Par une circonstance bien simple, par le développement d’une faculté première égoïste et politique, par ce fait que « Rome dès sa naissance fut un asile ennemi de ses voisins, composé de corps ennemis, où chacun était absorbé par la pensée de son intérêt et obligé d’agir en corps. » De