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ces créations moyennes, uniformes, indifférentes, qui végètent dans l’humanité comme les légumes dans un jardin. Nous écrivons pour qu’on nous lise, et le lecteur n’ouvrirait pas nos livres, s’il n’espérait y rencontrer des types meilleurs ou pires que lui.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Eh bien ! permettez-moi de soumettre la chose à votre propre expérience. Laissez-moi vous conter une histoire extraordinairement simple dont tous les héros, je me trompe, dont tous les personnages sont gens moyens, de condition modeste, d’esprit ordinaire et de moralité bourgeoise. Je vous préviens qu’ils sont tous intéressants au même degré, parce qu’ils sont tous bons, sincères et délicats, mais c’est tout ; il n’y a ni passion échevelée, ni dévouement sublime dans leur affaire : pas plus d’exception que sur la main. Se peut-il qu’un tableau sans ombres et sans lumières attire et retienne un moment l’attention d’un amateur expérimenté ? C’est ce que nous allons voir ; je commence.

Le professeur Henri Marchal était, à l’âge de trente-cinq ans, un des meilleurs médecins de notre ville. Je peux vous le nommer par son nom, et les autres aussi, car l’affaire s’est passée quand vous n’étiez pas de ce monde. Tous ceux dont il s’agit sont morts ou disparus depuis assez longtemps.

Ce n’était pas un Adonis, le professeur Marchal, ni un Quasimodo non plus. Il aurait pu se promener douze heures de suite sous les arbres du Broglie sans faire remarquer sa figure soit en bien soit en mal. Son passe-port disait : nez ordinaire et idem pour tout le reste. Il n’était ni grand ni petit, ni brun ni blond ; je crois pourtant me rappeler que la barbe était presque rousse, et les yeux bleus, riants et doux ; le corps solide et légèrement épais, mais sans trace ni menace de ventre.

L’éducation l’avait naturalisé Strasbourgeois ; il parlait allemand sans être Alsacien de naissance. Le père, un capitaine, était mort au service, laissant deux fils sans patrimoine, un grand et un petit, tous deux boursiers à notre lycée. L’aîné, qui avait le goût des affaires, s’en fut droit à Paris, entra chez un agent de change et fit fortune : au moins devint-il assez riche pour payer les inscriptions, le diplôme et pendant cinq ou six ans toutes les dépenses d’Henri. L’autre attaqua la médecine en homme qui veut gagner sa vie lui-même, et plus tôt que plus tard. Il n’était pas sensiblement mieux doué que le commun des martyrs, mais il avait l’esprit bien fait et la volonté bien trempée : après le doctorat, il poursuivit l’agrégation, et le voilà professeur à trente-cinq ans dans une faculté qui n’est pas, Dieu merci, la dernière d’Europe. La clientèle