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point la mer, sur laquelle il peut toujours s’engager lorsque ses poches seront vides ? À qui le rhum et le biscuit ont-ils jamais manqué sur ces grandes eaux qui nourrissent le léviathan ? Avec un tel caractère, beaucoup de matelots répugnent à s’arrêter sous un toit où ils sentent vaguement qu’ils ont des obligations à quelqu’un. Le pain dans lequel se glisse un grain de charité leur semble amer. La bonne réputation des sailor’s homes sera beaucoup mieux assurée parmi les matelots, je n’en doute nullement, le jour où chacun d’eux pourra, comme dans un hôtel, s’y asseoir à une table dont il acquitte lui-même les frais, et dormir dans un lit pour lequel la bienfaisance n’impose aucun sacrifice à sa dignité. Ces institutions tendent déjà, dans l’état actuel des choses, à se multiplier ; vingt-quatre homes, auxquels celui de Dock-street a servi de modèle, se sont ouverts depuis quelques années dans les principales villes du royaume-uni.

Et pourtant, il faut bien le dire, le succès n’a point entièrement répondu aux justes espérances qu’on était en droit de concevoir. Ces institutions ont, il est vrai, à lutter contre plus d’un genre d’obstacles. Le crimp et ses agens, qui ont tant intérêt à perpétuer la misère du marin, cherchent naturellement à le détourner d’un établissement qui a été fondé pour son bien. « N’allez point au sailor’s home, lui disent-ils avant même qu’il débarque ; le choléra y règne, la petite vérole y fait des ravages déplorables, la fièvre jaune y a été introduite la semaine dernière par un équipage venu de la Nouvelle-Orléans. » Jack est brave, mais naïf ; comme il ne cherche guère à tromper lui-même, il ne comprend point que les autres puissent mentir, et de tels récits ne sont pas précisément de nature à l’attirer vers la maison de Dock-street. En dehors de l’influence des crimps, le matelot trouve d’ailleurs en lui-même plus d’un motif pour ne point aller au sailor’s home. Ce que des hommes soumis à la rude discipline du vaisseau pendant des mois, souvent même des années, désirent le plus en touchant au port, c’est de ressaisir durant quelques jours l’usage de leur propre volonté (self-control). La terre leur apparaît comme la liberté, que plusieurs d’entre eux confondent, il est vrai, avec la licence ; mais après tout Jack n’est ni un saint ni un moine : il ne sort point du navire pour entrer au couvent. Le sailor’s home, je le veux bien, n’impose point à ses hôtes de contrainte morale ; il a pourtant été nécessaire, par respect de l’ordre et des convenances, de les soumettre à une règle[1]. Or ce que le matelot, qui a si longtemps mordu le frein,

  1. Il est défendu de jurer ou de faire usage de mots grossiers ; la vente des liqueurs est interdite dans l’intérieur de la maison, et le marin ne peut fumer sa pipe que dans une grande salle basse qui sert de promenoir.