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allant de contrée en contrée réveiller les âmes. De même M. de Broglie défigure légèrement le portrait physique de Julien. Quand Ammien Marcellin dit seulement que le prince avait la lèvre inférieure un peu proéminente, n’est-ce pas traduire avec peu de bonne grâce que de dire : « Sa lèvre inférieure tombait en formant une grimace désagréable? » On sait que pareille lèvre est un trait caractéristique dans la famille impériale des Habsbourg, et pourtant il n’y a que leurs ennemis qui aient prétendu que ce fût une grimace. Simples inadvertances, nous le savons, et non point restrictions calculées, mais qui prouvent pourtant que dans les petites comme dans les grandes choses l’éloge coûte un peu à l’historien, car, hâtons-nous de le dire, M. de Broglie n’appartient pas à cette nouvelle école de critiques qui s’imaginent que les philosophes sont par état difformes et laids, que la beauté est donnée par surcroît à l’orthodoxie, et qui, pour s’être trop contemplés eux-mêmes, finissent par se persuader que la grâce corporelle accompagne toujours la grâce divine.

Mais au lieu d’épuiser la liste de nos dissentimens, nous préférons louer la pénétration de l’historien, qui a vu nettement que ce règne singulier, commencé selon nous avec de si bonnes intentions, ne pouvait pas suivre toujours la voie droite et unie. Un prince avec des idées si particulières et des vertus qui n’étaient plus de son temps risquait fort de rencontrer d’insurmontables obstacles chez ses amis comme chez ses ennemis. Ce fut d’abord pour Julien une douloureuse surprise de voir les païens si profondément corrompus et la plupart même assez indifférens à sa restauration religieuse. Cette foule de devins, d’augures, de poètes, de philosophes, qui coururent se ranger autour de lui, et qui racontaient pour les faire payer les tourmens qu’ils avaient soufferts, n’était qu’un troupeau famélique dont l’avidité importune soulevait son dégoût. « O combien, s’écriait-il, la philosophie est devenue par vous vile et méprisable! » Le sévère administrateur, même quand il éconduisait avec de bonnes paroles cette multitude cupide, était l’objet des plus vives récriminations. Puis les cultes secrets longtemps ensevelis dans les ténèbres ramenaient au grand jour leurs ignobles orgies; charlatans de toute espèce, enthousiastes de carrefour, bacchantes, prêtresses échevelées, promenaient dans les rues leurs impudiques cérémonies. Toute la vieille fange qui, sous la domination chrétienne, s’était déposée peu à peu dans les bas-fonds, remontait à la surface. D’autre part, les chrétiens ariens et orthodoxes, réconciliés dans le péril commun, allaient opposer une invincible résistance et déconcerter quelquefois la justice du souverain par des difficultés inextricables. Rien, par exemple, ne pou-