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senter la formation. On ne pouvait s’appuyer que sur la constitution interne du poème, et la querelle n’en finissait pas selon la coutume des querelles purement exégétiques. La question s’est présentée sous un tout autre jour quand, l’unité de la race indo-européenne une fois établie scientifiquement, l’Inde antique révélée à l’Europe, notre propre histoire de France renouvelée de fond en comble, on s’est aperçu que chacune des sous-races composant cette grande famille de peuples a eu son époque et sa littérature épiques, engendrées par des circonstances analogues et soumises à des conditions intellectuelles semblables. C’est ainsi que M. Émile Burnouf a pu démontrer victorieusement qu’une même loi a présidé en France, en Grèce et dans l’Inde à la constitution d’épopées nationales résultant de la fusion plus ou moins complète de chants héroïques antérieurs. La recherche des origines de l’épopée germanique vient parachever la démonstration et avec d’autant plus d’autorité qu’il ne s’agit plus de la repousser dédaigneusement sous prétexte qu’elle n’aboutit qu’à des hypothèses, car les deux phases de l’évolution épique sont là, sous nos yeux, chants héroïques encore disséminés dans le nord scandinave, épopée constituée dans l’Allemagne méridionale[1]. Nous devons renvoyer ici aux solides et brillantes considérations que M. de Laveleye a développées dans son introduction aux chants scandinaves qu’il a traduits. La seule réserve que nous ferions pour rester fidèle à la théorie déjà énoncée plus haut concernerait la rencontre des deux courans, l’un mythique, l’autre héroïque, dont la réunion, selon le savant traducteur, constitue l’épopée. À notre avis, le mythe lui-même, surtout le mythe solaire, devient de lui-même légende héroïque, et nous comparerions volontiers le mythe à la source, le mythe devenu légende héroïque au fleuve, enfin l’histoire, les faits réels aux rives qui déterminent les sinuosités du fleuve, et dont çà et là quelques parcelles se détachent pour rouler ensuite confondues avec les eaux. Du reste cette introduction nous paraît un morceau magistral, que devront désormais connaître tous ceux de nos compatriotes qui voudront avoir une opinion sur ces problèmes si attachans et si graves.

Nous pouvons le dire en effet en toute assurance, ces études de haute critique, longtemps considérées comme du domaine exclusif

  1. Il est clair que, comme M. Burnouf, nous éliminons de notre champ d’examen les épopées composées dans un esprit d’imitation, d’après un plan réfléchi et au sein d’une civilisation développée, telles que l’Enéide ou la Henriade. C’est précisément la comparaison de ces œuvres, qui, malgré tout leur mérite littéraire, se rapprochent toujours un peu du pastiche, avec les épopées remontant aux époques primitives, qui a suggéré l’idée que celles-ci devaient leur existence à un tout autre mode de composition que celles-là.