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démocratie : c’est le mot du Contrat social. En éducation, Rousseau a répandu deux principes dont on peut abuser ; dont il abuse lui-même, mais qui sont d’une grande portée : laisser agir la nature et parler à la raison. En théologie, il a essayé de trouver un milieu entre la religion révélée et l’athéisme : à ceux qui ne verraient là qu’une chimère, je demanderai de vouloir bien nous dire avec précision lequel de ces deux termes extrêmes ils ont eux-mêmes choisi.

Enfin, en jugeant Rousseau, je ne voudrais pas oublier qu’il est en quelque sorte l’auteur du renouvellement littéraire de notre pays. Il a eu de mauvais imitateurs, soit ; mais nos plus grands écrivains modernes ne viennent-ils pas de lui en droite ligne et par une filiation facile à saisir ? Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Mme de Staël, Lamennais, M. Cousin, Mme Sand, nos grands poètes lyriques. Dans la politique aussi, on peut reconnaître son influence même chez ses adversaires les plus déclarés, — Royer-Collard, M. Guizot. Cette influence s’est étendue jusqu’à l’étranger, et l’on ne peut dire que Byron et Goethe ne lui aient rien dû. Une si puissante action ne peut s’expliquer que par un grand génie, génie auquel ont manqué la sérénité, la pureté, le naturel, mais qui ne doit pas être classé au dernier rang des grands hommes. Il n’y a pas de rang pour un génie de cette sorte. Il faut lui faire une place à part, et ne pas le comparer à d’autres avec lesquels il n’a pas de commune mesure.

En résumé, voici l’impression qui me reste du volume de M. Nisard sur le XVIIIe siècle : il comprend ce siècle, il en accepte, il en approuve les principes, il lui sait gré de les avoir répandus ; mais c’est sa raison seule qui approuve, il n’aime pas. Ce siècle ne dit rien à son cœur, il ne parle qu’à son esprit. Pour nous, aussi sévère que M. Nisard pour les mauvais côtés du XVIIIe siècle, irréconciliable avec son matérialisme et son sensualisme, nous en aimons la philosophie sociale comme ayant ouvert un monde nouveau à l’humanité. Notre siècle n’a qu’une foi, la foi à la révolution, c’est-à-dire au XVIIIe siècle ; ne la lui enlevez pas, vous lui ôteriez sa force et sa grandeur. Cette foi est aveugle, dites-vous, elle est grossière, elle est dangereuse ; soit, il lui faut des correctifs et des contre-poids. Enseignez donc à ce siècle-ci le respect de la tradition, l’intelligence du passé, le goût de la stabilité, l’amour de ce qui dure, rien de mieux. C’est le XVIIe siècle qui nous apprendra ces choses. Soyez l’interprète, l’avocat de cette grande époque, et réveillez dans ma conscience le goût de ces sortes de vérités que j’oublie trop, j’y donne les mains ; mais pour me toucher il faut que vous partagiez ma passion, car vouloir que je sois un contemporain de Bossuet qui accorde quelque chose à Voltaire et à Montesquieu, voilà