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jour plus cruelle, et pourtant, parmi de telles misères, malheur à qui murmurerait un mot de capitulation ! »

C’était vrai pour la passion populaire ; politiquement la question ne se dégageait pas moins irrésistible de toute une situation, et cette question était là obsédante : c’est là ce qui s’agitait en secret à un certain moment entre Manin et l’assemblée des représentans. « Que faire ? s’écriait Manin. Faut-il lutter encore, lutter jusqu’à la dernière heure ? Faut-il aller mourir le fusil au poing dans les lignes des assiégeans ou attendre que la faim fasse tomber les armes des mains de Venise ?… Notre situation est horriblement empirée ; nous sommes tout près de n’avoir plus de quoi manger. — Nous sommes dans l’héroïque Venise, répond Sirtori ; Venise a enduré bien des misères, elle saura endurer encore la faim jusqu’à la dernière limite du possible. — La faim peut s’endurer, oui, mais jusqu’à un certain point. Le dernier pain consommé, ce n’est plus la faim, c’est la mort… » Un autre jour, on reproche à Manin de ne plus parler au peuple depuis quelque temps. « Le gouvernement, cela est vrai, n’a plus adressé la parole au peuple depuis que ses espérances ont diminué, répond Manin ; mais c’est parce que je veux que sur mon pauvre tombeau on puisse écrire : Ci-gît un honnête homme ! »

Une des scènes les plus dramatiques peut-être de ce temps est la revue de la garde civique passée par Manin au moment où toutes ces questions suprêmes s’agitaient sans être résolues encore. La tristesse pesait sur les âmes ; un douloureux silence régnait partout. « De grands malheurs peuvent survenir ; ils sont peut-être imminens, dit Manin d’un accent désespéré ;… ils sont venus du moins sans notre faute… Vous ne pourrez malheureusement compter toujours sur mon esprit, sur mes forces physiques, morales ou intellectuelles ; mais sur mon affection pour vous, profonde, ardente, impérissable, comptez-y toujours, quelles que soient les épreuves que la Providence nous réserve. Vous pourrez dire peut-être : Cet homme s’est trompé ; mais jamais vous ne direz : Cet homme nous a trompés… Jamais je n’ai trompé personne, jamais je n’ai tâché de faire naître des illusions que je ne partageais pas. Jamais je n’ai dit : espérez ! lorsque je n’espérais plus… » Manin, interrompu par les sanglots et par l’émotion de la multitude, ne put finir ; il tomba vaincu par la douleur, et en tombant il s’écriait encore : « Avec un tel peuple être forcé de céder ! » Au fond, on avait beau se débattre, il n’y avait que deux issues : résister jusqu’au dernier morceau de pain, jusqu’au dernier grain de poudre, ce qui ne pouvait ajouter que quelques heures à la défense, ou essayer à temps de traiter avec l’ennemi, et dans ce dernier cas, selon Manin, il fallait subir le fait