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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

ment dit surtout, Violante. Oh ! je ne me dissimule point qu’il y a entre nous deux des abîmes. Vous êtes du monde nouveau, je suis de l’autre, et tout vous étonne en moi jusqu’à la langue dont je me sers. Je suis sûre pourtant de conquérir votre cœur malgré vous quand je le voudrai, quoique ce soit une place forte. Convenez que vous le savez bien.

— Cela est peut-être vrai, balbutia Violante.

— Alors, dit Mme de Croix-de-Vie, ouvrez la citadelle vous-même. Il me faudrait du temps pour l’assiéger, et le temps est précieux. Unissons nos efforts, ma fille, et combattons ensemble. L’âme que nous avons à dompter est plus sauvage que vous ne le pensiez. Hier je ne vous aurais pas parlé comme aujourd’hui, hier je ne vous aurais pas dit : Vous avez besoin de mon aide pour être heureuse, car vous n’auriez pas voulu le croire. Le croyez-vous à présent ?

— Madame…, balbutia Violante.

— Ma fille, dit la douairière, aimez-moi comme je vous aime. Tout en parlant, elle jetait les yeux vers le buisson de chèvrefeuille au pied de la terrasse. Elle se doutait bien que Martel n’était plus là et sourit en voyant qu’elle ne se trompait point. Alors elle reprit le chemin du château, sachant bien aussi que Violante ne songerait pas à la suivre. Elle passa près de son bon voisin et allié, M. de Bochardière, devant le perron, et elle allait être sans pitié et lui refuser même un mot, même un sourire ; mais, se ravisant tout à coup, elle lui cria de loin d’aller retrouver sa fille, qui l’attendait. Pour elle, continuant sa marche, elle ne s’arrêta pas même une seconde dans son appartement, elle voulait voir le marquis ; la pensée ne lui vint pas d’aller le chercher chez lui, dans sa triste galerie du nord : elle se dirigeait tout droit vers l’aile gauche du château, vers l’appartement de la jeune marquise ; mais elle n’avançait plus que sur la pointe du pied : elle était heureusement vêtue de velours, car la soie est indiscrète. Elle ouvrit la première porte sans bruit.

Sur le seuil de la seconde chambre, qui était le boudoir de Violante, Martel était debout, aspirant le parfum qui remplissait déjà l’air après si peu d’heures que la déesse y avait passées. La douairière jugea que, puisqu’il s’était enfin déterminé à entrer dans ce boudoir, il n’aurait garde maintenant d’en sortir. Elle se retira, rentra chez elle, se laissa tomber dans un fauteuil, et songeant à tout ce qu’elle avait fait depuis le matin pour l’honneur de sa maison et le bonheur de tout le monde : — Qu’on ne vienne point dire que c’est cette enfant qui a sauvé Croix-de-Vie, s’écria-t-elle, c’est moi !

Paul Perret.

(La quatrième partie au prochain n°.)