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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

gré, repris possession de son âme. Une dernière protestation s’y élevait encore sourdement : elle se disait qu’elle ferait bien de retourner vers la maison, d’abandonner cet opiniâtre Lesneven aux terribles chances qu’il voulait absolument courir ; mais elle tressaillait aussitôt, il lui semblait entendre le fusil de Chesnel dans la feuillée. Encore un crime, et si ce n’était point celui de Croix-de-Vie, c’était encore du sang aux mains des siens. Ainsi tout lui défendait la retraite, tout lui commandait de se dévouer une fois de plus, la dernière, aux intérêts de Croix-de-Vie ; tout lui faisait un devoir de demeurer là pour prévenir cette fatalité à laquelle elle ne croyait point ni ne voulait croire, et dont la seule pensée autrefois l’aurait fait sourire. Lesneven en ce moment devait être bien près de la charmille… Tout à coup Magnus bondit à travers les houx. Violante se leva, appelant le noble animal à ses côtés ; debout alors, et se tournant vers le bois, voyant Lesneven à vingt pas, mais rassurée, fière, sereine, la main sur la tête de l’ami inespéré qui était venu à son aide, elle attendit.

— Mademoiselle, dit Lesneven, le bonheur est fils de la patience. J’attends depuis deux jours ians l’angoisse le moment que voici, mais je n’ai pas désespéré une minute. Je savais bien que la pitié tôt ou tard vous mettrait sur mon chemin.

— Monsieur, répliqua Violante, pourquoi donc m’inspireriez-vous de la pitié ? Je ne vous connais pas, je ne vous ai vu qu’une fois dans un terrible instant, et je vous dois la justice de dire que vous vous êtes conduit alors en homme d’honneur et de courage. Aussi je suis contente de vous revoir afin de vous dire qu’il faut songer à votre sûreté, car vous avez éveillé bien des haines…

— Quoi donc ! interrompit Lesneven, y aurait-il des insensés qui estimeraient assez ma vie pour songer à me la prendre ? S’ils savaient le peu qu’elle vaut, ils me la laisseraient peut-être. Ce n’est ni trente deniers, ni même une obole ; vous trouveriez de grands docteurs pour vous dire que je n’ai plus même le droit de vivre, puisque je ne possède plus rien. Oh ! je sais bien que le fusil des chouans est prompt à s’armer contre les impies et les fils des bleus ; mais ne me parlez point des haines de ces pauvres gens. Il y en a d’autres plus sûres, celles-là frappent de loin, sans autre arme qu’une plume. Un paraphe sur une feuille blanche, et voilà un déshérité de plus dans le monde. Tu n’as jamais voulu prostituer ton âme, cherche donc ton pain, pauvre hère ! Ce qui est fait est bien fait, je ne suis plus le garde de ces bois.

— Je vous plains, dit Mlle de Bochardière, vous n’aviez point mérité cette injustice.

— Si je ne l’avais pas méritée, comment se fait-il donc que ceux que je croyais les miens y ont applaudi de toutes leurs forces ?