Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/926

Cette page n’a pas encore été corrigée
922
REVUE DES DEUX MONDES.

leur pour adoucir une âme rétive et affolée que le spectacle des deux plus heureuses choses qui soient au monde, l’insouciance et l’innocence, et il croyait surprendre bien de l’envie dans les regards de Martel. Il se trompait pourtant ; ceux que Martel enviait, ce n’étaient pas les enfans, c’étaient les pères.

Il songeait que les pauvres gens, eux aussi, ont le droit et le devoir, comme les grands et les gentilshommes, de se perpétuer dans des êtres formés de leur chair et nés de leur sang, que c’est là la première égalité qui règne ici-bas, la première aussi dont il devait s’exclure. On lui avait toujours dit que ce devoir accompli ouvre tout à coup dans le cœur de l’homme une source vivante de délices, de douces angoisses, d’espérance et de sagesse… Il reprit brusquement le bras de l’abbé, et ils retournèrent vers le château. La douairière était assise, solitaire et pensive, sur le grand perron. Que faisait-elle là, seule à rêver ?

Ce qu’elle faisait là, l’aimable douairière ? Elle appelait à son secours toute sa sagesse mondaine et aussi toute sa tendresse maternelle ; elle combattait avec leur aide cet étrange retour de jalousie involontaire qui l’avait saisie dans la calèche contre Violante, contre celle qui allait aimer son fils bien moins qu’elle et qui allait en être bien mieux aimée. Il est vrai qu’une grande joie, mêlée d’un sentiment de triomphe à la vue de ses desseins accomplis, était entrée dans son cœur, lorsqu’elle avait entendu le marquis, à Bochardière, demander un entretien à la jeune fille ; il est bien vrai aussi, comme elle le disait naïvement, que cela lui était un peu passé. Et comme M. de Bochardière ne cessait point de lui reprocher à demi-mot ce changement qui avait bien l’air d’un caprice, elle lui avait fait entendre à son tour qu’elle souhaitait de demeurer seule : il l’ennuyait ! Maintenant elle s’adressait pourtant, dans sa solitude, bien plus de reproches que le respectueux Lescalopier n’eût jamais osé lui en faire, elle se raisonnait, mais en vain. Il s’en fallait de peu qu’elle ne se repentît maintenant de son ouvrage, et sa méditation était si impérieuse et si profonde qu’elle ne vit point le marquis traverser la terrasse et rentrer dans le château. Martel, toujours appuyé sur le bras de son cousin l’abbé, gagna son appartement dans la galerie du nord. Il s’assit, en entrant, au bord d’une croisée ; M. de Gourio prit un fauteuil et se mit à lire son bréviaire, il perdait bien en distractions la moitié de son latin. Le marquis se leva. Il se promenait à grands pas, son chien Magnus le suivait et bondissait à ses côtés. L’abbé tressaillit sans quitter sa lecture, car il venait de voir son cousin s’arrêter devant les portraits des trois premiers Martel, placés au bout de la galerie. Le marquis salua Martel Ier en le regardant en face. Ce père de tous les maudits ne s’agita point dans son cadre pour rendre à ce-