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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

prétends qu’il soit net une fois, afin que vous répondiez clairement à la question que je vais vous faire.

— Mon cousin, fit l’abbé, je vous écoute.

— Je pourrais prendre des détours, continua Martel, mais je ne ie veux point. L’objet de cette question va vous paraître puéril, René…, puéril comme ma fièvre ; mais quand on prend goût à la vie, on entre en souci, malgré soi, de toutes les petites choses dont elle est faite… L’abbé, je souhaite d’apprendre par vous ce qu’on sait de l’histoire des Groix-de-Vie à Bochardière.

— Quoi ! fit l’abbé, ignorez-vous que M. de Lescalopier écrit cette histoire ?

— Pour la travestir, répliqua le marquis. Les intentions de cet homme sont claires ; mais sa fille, René, sa fille à qui sûrement il ne l’a point contée dans sa vérité…

— Martel, dit l’abbé, la légende…

— La légende est partout ici dans la bouche du peuple et dans l’air que Mlle de Bochardière respire. Elle sait tout, je m’en doutais bien… Je n’en chasserai que mieux les loups. Ils avaient fait tous deux le tour des jardins en suivant les terrasses, et ils étaient arrivés sur celle qui regardait le hameau de Croix-de-Vie. Les maisonnettes enfumées se dérobaient à demi derrière les arbres ; quelques-unes étaient si pauvres qu’elles n’avaient point de fenêtres et ne recevaient que par la porte l’air et la lumière du jour ; çà et là de rares jardinets s’allongeaient en bandes étroites et chétives au bord du bois, qui l’été frappait les cultures de son ombre inféconde, et l’hiver glaçait les semis de sa rude haleine. Dans ce village, point d’église ; la paroisse était à la chapelle du château. Quelques hommes attablés devant la porte de l’auberge causaient entre eux des événemens de la journée de cette façon lente, de cette voix basse et voilée qui n’est connue dans aucun autre pays du monde. Les femmes filaient, actives et discrètes, au seuil des chaumières. Ce grand silence, ordinaire dans les hameaux de la Vendée, peint les âmes sombres qui les habitent, il est menaçant comme le silence du fusil qui repose accroché au manteau de la cheminée : c’est le seul meuble dont on prenne soin dans la maison. Le marquis s’arrêta au bord de la terrasse, attiré par un peu de bruit et de gaîté qui s’élevait pourtant au milieu de cette tristesse. Il y avait une troupe d’enfans qui jouaient près d’une mare sous un grand ormeau dépouillé, mort de vieillesse, et que personne n’avait songé à faire abattre depuis vingt ans. M. de Croix-de-Vie demeura longtemps immobile, contemplant ces jeux à travers les feuilles. L’abbé ne disait mot de peur de troubler cette méditation salutaire ; il pensait que rien n’était meil-