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Vers le soir, je m’assis à la fenêtre dans mon cabinet, ma vieille femme de charge m’apporta une tasse de thé, mais je n’y touchai pas. Je ne pouvais prendre une résolution, et je me demandais à moi-même si je ne devenais pas fou. Cependant le soleil allait disparaître ; au ciel, pas un nuage. Soudain le paysage prit une teinte de pourpre presque surnaturelle ; vernissés de cette teinte laqueuse, le feuillage, l’herbe, n’avaient plus d’ondulations, et semblaient pétrifiés. Cet éclat, cette immobilité, la rigidité des contours, avec le silence de mort régnant sur la nature, avaient quelque chose d’étrange et d’inexplicable. Sans s’annoncer par le moindre bruit, un assez gros oiseau brun s’abattit tout à coup sur le bord de ma fenêtre ; je le regardai, lui aussi me regarda, de côté, de ses yeux ronds et profonds. — On t’envoie sans doute, pensai-je, pour que je n’oublie pas le rendez-vous.

Un moment après, l’oiseau agita ses ailes doublées de duvet et s’envola sans plus de bruit qu’il n’était venu. Longtemps encore je demeurai assis à ma fenêtre, mais déjà toute irrésolution avait cessé. Je me sentais pris dans un cercle magique. Inutile de résister, entraîné que j’étais par une force secrète : c’est ainsi qu’une barque est inévitablement emportée par des rapides à la cataracte qui doit l’abîmer. Je me secouai enfin ; la couleur empourprée du paysage avait disparu, ses teintes brillantes s’étaient assombries et allaient bientôt s’éteindre dans l’obscurité favorable aux enchantemens. Un vent léger s’élevait, et la lune montait brillante dans le ciel bleu ; sous ses froids rayons, les feuilles des arbres tremblotaient, tantôt noires, tantôt argentées. Ma femme de charge entrait avec une bougie allumée, mais une bouffée de vent arriva de la fenêtre et l’éteignit. Je me levai brusquement, j’enfonçai mon chapeau sur mes yeux, et me dirigeai à grands pas vers le coin du bois où était le vieux chêne.


IV

Il y avait bien des années que ce chêne avait été frappé de la foudre : sa cime avait été brisée et était morte, mais, le reste de l’arbre avait encore de la vie pour plusieurs siècles. Comme je m’approchais, un petit nuage passait devant la lune, et il faisait très sombre sous l’épais feuillage du chêne. D’abord je ne remarquai rien d’extraordinaire, mais en portant mes regards de côté, — et cependant mon cœur battait avec violence, — j’aperçus une figure blanche, immobile auprès d’un buisson, entre le chêne et le bois. Mes cheveux se dressaient sur ma tête, j’avais peine à respirer. pourtant je m’avançai vers le bois.