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pensée se communiquant de proche en proche, usant de la parole comme l’oiseau de ses ailes, et allant se poser dans des milliers d’intelligences pour leur faire croire ce qu’elle croit et répéter ce qu’elle dit. Non, la curiosité s’est emparée d’eux tout d’abord, et ils n’ont rien demandé de plus. Ils ont accepté auprès d’elle le rôle du patilo, du sigisbeo Italien, qui, soumis à tous les caprices d’une beauté fantasque, l’accompagne dans tous les musées, à tous les spectacles, portant sa lorgnette et son châle. Elle leur a fait les honneurs de l’histoire, et, pour lui complaire, ils ont surtout cherché dans l’histoire le bric-à-brac ; elle leur a proposé des sujets de roman, et, pour ne pas la perdre de vue, ils se sont hâtés d’abandonner l’étude romanesque pour faire de la pathologie. Elle leur a montré le monde extérieur, et, afin d’être plus sûrs de mériter ses bonnes grâces, ils ont fait de l’art d’écrire un docile apprenti de l’art, de peindre et changé leur écritoire en palette.

Mais tout courtisan est solliciteur, et, en donnant beaucoup, MM. de Goncourt ont beaucoup demandé. Par une coïncidence que pourrait relever un amateur de synchronismes, leurs débuts datent de décembre 1851, c’est-à-dire d’un moment où la curiosité allait nécessairement profiter de tout ce que perdaient des passions plus nobles, des facultés plus éprises d’air libre et de soleil. Bien que collectionneurs intrépides, ils paraissent avoir oublié leur premier livre, dont il est pourtant difficile de ne pas se souvenir à propos de leur dernier ouvrage. Dans ce roman de début, dont le titre : En 18… était déjà un premier appel à la curiosité, c’est surtout par la hardiesse des paradoxes que les jeunes auteurs s’efforçaient de vérifier le dignus es intrare. Sans compter une page fort curieuse sur Molière, on lisait dans ce petit volume des idées ou des sensations, dans le genre de celles-ci : « Racine n’a jamais connu de la passion que ce qu’a voulu en partager avec lui le petit Sévigné. » — « Corneille a un très grand mérite auprès des mémoires courtes ; mais il n’y a pas de sublime plus glacial que le sien. » Voilà le diapason : toujours l’histoire du chien d’Alcibiade ! seulement n’est pas Alcibiade qui veut, et il y a des chiens de plusieurs espèces.

Ces juvéniles ou puériles audaces avaient assurément fort peu d’importance, et notre siècle en a vu bien d’autres : pourtant le pli était déjà pris, et MM. de Goncourt n’ont pas su ou n’ont pas voulu le défaire. Nous lisons dans leur livre d’aujourd’hui : « l’antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs. » C’est exactement, à quinze ans de distance, avec la différence qui sépare des jeunes gens qui veulent faire du bruit d’hommes mûrs qui en ont fait, le même trait caractéristique : ou l’envie féroce de violenter la curiosité, qui ne se livre pas assez complètement, ou bien l’aveu, la preuve que l’on manque d’un sens, le meilleur, le plus français, le seul français, celui qui vit de simplicité, de clarté et de naturel, qui déteste le galimatias, et qui, en sa qualité de sens commun, refuse de se laisser charmer par le rare.