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ragoût : puis la prétention passe de la composition et du style de l’œuvre écrite dans l’exploitation de l’œuvre publiée. Rien de plus logique : ce qui s’appelait autrefois ouvrage de l’esprit, ce que l’on nommait plus récemment œuvre d’art devient une curiosité. Or qui dit objet de curiosité dit objet de commerce : qui dit commerce dit annonce ; mais il n’est pas commode et pas sûr de s’annoncer soi-même. L’individu, réduit à lui seul, ne pourrait rien ou pourrait trop peu : nomen illi legio, l’annonce ou la réclame se fait collective ; chacun reçoit en proportion de ce qu’il donne ; la vanité littéraire, qui, forcée de parler seule, aurait ses embarras ou sa pudeur, agissant et parlant par procuration, a ses coudées franches.

Maintenant est-il possible d’étudier ce phénomène littéraire sans se heurter à certains noms ? Voici un livre récent, Idées et sensations. Oh ! chez les deux auteurs l’étiquette et la date sont aussi irrécusables que si on les trouvait dans un de ces inventaires d’objets d’art où ils apportent, nous dit-on, un coup d’œil si infaillible. MM. de Goncourt offrent, faute d’une originalité plus saisissante, ce trait particulier, qu’au lieu d’être un accident ou une rencontre dans leur vie, la curiosité a été leur vie tout entière. Ce n’est pas à eux qu’on appliquera le prolem sine matre creatam. La curiosité les a pris au berceau, comme ces fées bonnes ou mauvaises qui dotaient leurs filleuls d’une vertu ou d’un vice, d’un agrément ou d’une infirmité. Un païen l’eût appelée leur fatalité, un grand poète l’appellerait leur anankè ; elle se les est si bien assimilés qu’on ne sait vraiment plus où elle finit et où ils commencent. Que dis-je ? Comme si le cas n’était pas encore assez curieux, il faut ajouter à cette assimilation filiale l’assimilation fraternelle. Quelle bizarrerie cette collaboration, que dis-je ? cette fusion absolue de ce qu’il y a au monde de plus individuel, cette physionomie unique faite de deux figures ! Quelle singularité fortuite ou cherchée, cet égoïsme à deux, perpétuel et impassible dans son expression, bicéphale, ou, pour évoquer un vieux souvenir des plaisanteries du pays latin, cette duplicité phénoménale qui se résout dans l’unité ! Poussée à ce point extrême, l’union n’est plus que l’abdication partielle de deux moitiés qui renoncent à leur libre arbitre. En outre, avec ce parti-pris de menus détails et de couleurs à outrance, une association aussi étroite ne peut doubler que les défauts. Obstinés à tout voir et à tout rendre, les deux frères se servent mutuellement de microscope ; ce que l’un des deux oublierait de regarder, l’autre le voit ; là où le premier glisserait, le second appuie. Ce faux luxe, auquel séparément ils ne suffiraient pas, ils y arrivent en se cotisant. L’on peut dire qu’ils sont entrés dans la littérature à l’instant même où la curiosité s’y établissait en souveraine : ils n’ont pas connu ce qui avait précédé son règne, ces belles ardeurs de l’esprit en quête d’une vérité, d’une liberté, d’un idéal, nobles flammes qui, même en s’éteignant, laissent encore un reste de chaleur dans l’âme où elles ont passé et parfois se réveillent sous la cendre attiédie. Ils n’ont jamais tressailli en songeant à ce que pouvait être l’action vivante et féconde d’une